Justice. Avocats et magistrats refusent en bloc la réforme Belloubet
La discussion du projet de loi débute ce mardi, au Sénat. Professionnels et élus de gauche dénoncent un texte qui ne fait qu’adapter la justice à la pénurie de moyens, en limitant l’accès des citoyens au droit.
«Rendre plus effectives les décisions des magistrats, donner plus de sens à leurs missions et rétablir la confiance de nos concitoyens dans la justice. » Qui ne souscrirait pas aux objectifs du projet de loi de « programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice » que s’apprête à défendre, à partir de ce mardi, devant le Sénat, la garde des Sceaux Nicole Belloubet ? Présenté en avril en Conseil des ministres, le texte n’avait pu être examiné avant l’été, victime de l’affaire Benalla. La mobilisation des acteurs judiciaires, qui se sont donné rendez-vous ce midi devant la Haute Assemblée, pourra-t-elle contrecarrer à son tour une réforme jugée « inaboutie », voire « dangereuse » ?
Avec 6 995 juges, l’Hexagone fait figure de cancre européen
Les insatisfactions des avocats, magistrats et personnels de justice restent en tout cas aussi vives que lors du printemps, qui avait vu les robes noires crier leur colère sur les parvis des tribunaux. « Ce texte adapte la justice à la pénurie de moyens, et ce, sur le dos des justiciables », résume Laurence Roques, la présidente du Syndicat des avocats de France (SAF), une des sept organisations (avec le Syndicat de la magistrature, la CGT ou l’Observatoire international des prisons) à appeler au rassemblement de ce midi, dont les participants rejoindront ensuite la manifestation parisienne interprofessionnelle entre Montparnasse et place d’Italie. Et ce ne sont pas les maigres assouplissements, promis il y a peu par la chancellerie, qui risquent de modifier la note de l’élève Belloubet. « L’économie de la réforme demeure, ainsi que ses conséquences délétères, écrit ainsi le Syndicat de la magistrature (SM). La logique de rationnement perdure : il n’est toujours question que de supprimer des garanties, de créer des obstacles à la saisine de la justice, d’harmoniser à la baisse, de mutualiser… dans le seul but de concilier à tout prix la misère assumée de l’institution judiciaire avec un certain niveau de productivité. »
Même la majorité de droite au Sénat souscrit en partie à ce constat, notamment sur le volet financier du texte. « La priorité des priorités, c’est de remettre à niveau le budget de la justice », a beau jeu d’estimer le président (LR) de la commission des Lois, Philippe Bas, qui juge « pas à la hauteur » l’effort de 24 % d’augmentation sur cinq ans promis par le gouvernement. En commission, les sénateurs ont d’ailleurs voté une progression plus importante des crédits, de 33,8 % sur cinq ans, qui porterait le budget du secteur à 9 milliards d’euros en 2022.
De quoi rattraper le « retard structurel dans l’investissement », pointé le 4 octobre par la Commission européenne, pour l’efficacité de la justice ? Pas sûr. Selon cet organisme qui dépend du Conseil de l’Europe, la France a investi 65,90 euros par habitant dans son système judiciaire en 2016, un chiffre dans la moyenne continentale, mais loin de ceux des pays à ressources comparables comme l’Allemagne (121,90 euros), la Suède (118,60) ou l’Espagne (79,10 euros). Avec 6 995 juges professionnels, soit 10,4 juges pour 100 000 habitants, l’Hexagone fait même figure de cancre européen, la moyenne des États membres du Conseil de l’Europe s’établissant à plus du double (21,5).
« De vrais reculs dans l’accès des citoyens à la justice »
« Non seulement on est loin du compte sur le plan budgétaire, mais en plus, ce texte comporte de vrais reculs dans l’accès des citoyens à la justice », estime aussi la sénatrice (EELV) Esther Benbassa, qui regrette en particulier « la suppression des tribunaux d’instance », « la dématérialisation des dépôts de plainte », ou « le recours à des opérateurs privés pour certaines procédures de médiation ».Laurence Roques, elle, alerte aussi sur la mise en place d’une « plateforme nationale des injonctions de payer qui va déséquilibrer les rapports entre les justiciables, d’un côté, les banques et organismes de crédit, de l’autre, qui vont pouvoir faire passer sans contrôle des demandes de paiement pas toujours justifiées ou régulières ».
Le volet pénal n’est guère plus rassurant. Le SAF comme le SM déplorent « l’extension systématique des dispositions dérogatoires au droit commun », comme « le recours généralisé à la visio-audience », « la comparution différée », procédure à mi-chemin entre comparution immédiate et information judiciaire, ou encore « la fin quasi systématique de la collégialité » des décisions. Le vote solennel de la réforme est prévu le 23 octobre au Sénat, avant son examen en novembre à l’Assemblée.