Israël-Palestine : « Il y a quelque chose de brisé qu’il est à charge pour les deux parties en conflit de réparer ensemble » (tribune dans Le Monde, 17/11/23)

Tribune publiée le 17 novembre 2023 dans Le Monde

Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias, spécialistes de l’histoire du judaïsme, soulignent la nécessité pour les Israéliens comme pour les Palestiniens de penser leur humanité commune. Ils y voient la condition pour réparer ce qui a été brisé et construire la paix.


La radicalité de l’expression de certaines revendications, dans nos rues, sur nos réseaux sociaux, laisse pour le moins songeur. La brutalité et le simplisme des prises de position de trop de politiques, quel que soit le « camp » qu’ils prétendent soutenir, n’ont pas peu contribué à hystériser le débat. Et à encourager dérives islamophobes et antisémites dans certaines franges heureusement toujours minoritaires de notre société.

Qui sont donc « les amis du soutien inconditionnel au massacre » qu’a évoqués Jean-Luc Mélenchon le 7 novembre sur le réseau social X pour qualifier les participants à la marche contre l’antisémitisme de Paris ? A quoi sert-il de les dénoncer, qui plus est sans les nommer ? Que signifie, encore, « libérer la Palestine du fleuve à la mer », [un slogan utilisé depuis les années 1960 dans les manifestations propalestiniennes] ? S’agit-il de noyer Juifs et Arabes vivant entre Jourdain et Méditerranée dans un seul et même Etat palestinien laïc (en invisibilisant les premiers) ? S’agit-il d’intégrer les Israéliens juifs à une structure étatique nouvelle, éventuellement fédérale et clairement binationale ? Ou s’agit-il d’éradiquer purement et simplement l’Etat d’Israël et de chasser les habitants juifs du pays ?

Refuser de tomber dans le piège de la déshumanisation

Ces questions sont trop graves et méritent mieux que quelques slogans simplificateurs. D’autant que ceux dont il est question sont d’abord des hommes et des femmes, Palestiniens ou Israéliens, peu importe, des hommes et des femmes couverts de cicatrices invisibles – celles de la Shoah et des pogroms, celles de la Nakba –, des hommes et des femmes ayant une histoire, une mémoire, un visage et des liens, des gens vivants, souffrants et mortels. Exactement comme nous ici.

De fait, le premier des pièges où nous devons refuser de tomber est celui de la déshumanisation. Si les atrocités commises par les troupes du Hamas nous ont sidérés et révoltés à ce point, si les troupes du Hamas ont pu les commettre, les mettre en scène, les filmer, en diffuser cyniquement les images, c’est que celles et ceux qui en ont été les victimes, civils, femmes, nourrissons, enfants, vieillards, n’étaient plus perçus par leurs assaillants comme des semblables, comme des humains.

D’une autre façon, si la mort de milliers de civils palestiniens de Gaza bombardés par Israël peut être présentée froidement par certains comme un dommage collatéral regrettable, largement imputable à la stratégie du Hamas, et hélas inévitable voire nécessaire, ce n’est que parce qu’on invisibilise les visages, les souffrances, les vies, l’histoire – l’humanité – des civils que l’on sacrifie.

Faire la paix sera long et difficile

Aucune souffrance ne doit être ignorée. Aucun crime ne doit être oublié. Tous doivent être jugés et châtiés. Reste que le premier devoir de qui veut sincèrement la justice et la paix est de reconnaître en l’autre, fût-il son ennemi, un semblable, un humain, un frère, une sœur.

De l’islam et du judaïsme, dont les deux parties en présence font à peu près ce qu’elles veulent pour justifier leurs actes les plus odieux et leurs objectifs les plus fous (Palestine sans Juifs ou Grand Israël), nous pouvons au moins garder une idée, une seule : nous sommes tous fils et filles d’Adam – banû Adam, en arabe, benei Adam, en hébreu.

Au Proche-Orient comme ailleurs, aujourd’hui plus que jamais, c’est cette évidence, qui n’a besoin d’aucune sanction divine, ni de l’approbation d’aucun clerc, imam, rabbin ou prêtre, c’est cette évidence à chaque instant niée et bafouée par des hommes des deux camps, qu’il convient de restaurer. Il n’y a pas d’« animaux humains » au Proche-Orient, comme l’a dit le ministre israélien de la défense. Ni d’êtres démoniaques. Juste des humains. Si criminels soient-ils parfois.

On ne fera pas la paix avec le Hamas ? Soit, on le comprend. On ne fera pas la paix avec M. Nétanyahou et sa clique ? On le comprend aussi. Il faudra pourtant bien qu’Israéliens et Palestiniens, eux, fassent la paix. Ce sera long, ce sera difficile. Il y aura des avancées, de brusques reculs. On remettra cent fois l’ouvrage sur le métier. Mais il n’y aura en tout cas qu’un seul préalable à satisfaire : la conscience qu’il y a là quelque chose de brisé qu’il est à charge pour les deux parties en conflit de réparer ensemble. La « réparation du monde », dans le judaïsme, le tikoun ‘olam, est entre les mains des hommes, et d’eux seuls.

Le temps est venu de la réparation et de la modestie

Or, toute réparation est bricolage. Aucune ne sera un retour au statu quo ante. Lequel, d’ailleurs ? Celui du XIXe siècle ? Celui du XVIe ? Celui des temps bibliques ? Cette réparation n’abolira pas la Nakba, elle n’en effacera pas la mémoire douloureuse, elle cherchera pratiquement, dans les faits, sur le terrain, à en atténuer les effets, à en panser les plaies. Elle n’effacera pas davantage le traumatisme des pogroms, de la Shoah. Elle ne ressuscitera pas les morts. Elle sera, avec la paix, le seul hommage véritablement digne que l’on pourra leur rendre. Et le seul vrai soulagement que l’on pourra apporter aux vivants.

Il faudra renommer les lieux, repenser l’espace, le réorganiser, se le partager d’une manière inédite. Il faudra faire de même avec le pouvoir, les langues, les cultures. Il faudra permettre aux deux populations de s’inventer un destin qui leur soit à la fois propre (singulier), et commun (partagé). Il faudra, en un mot, inventer. Et ne jamais hésiter à reprendre sa copie. Tout en luttant contre les vieux réflexes de haine, de rancune et de défiance mutuelle.

Quels leaders pour lancer un tel mouvement et pour entraîner derrière eux une majorité de leurs populations ? Marwan Bargouti, du côté palestinien ? Qui, du côté israélien ? Nul ne le sait en cet instant. Il serait pourtant grand temps d’y songer. Le rêve aveugle d’un Theodor Herzl (1860-1904) a tourné au cauchemar. Pour les Palestiniens, bien sûr. Et pour les Juifs aussi. Le temps n’est plus au rêve. Le temps est venu de la réparation et de la modestie. Du lent et beau travail des jours. Il se fera là-bas. Nous y aiderons ici.


Jean-Christophe Attias (historien et philosophe, directeur d’études à l’EPHE/Université PSL) et Esther Benbassa (ancienne sénatrice, directrice d’études émérite à l’EPHE/Université PSL, où elle enseigne l’histoire du judaïsme moderne)

Retrouver ce texte sur lemonde.fr ici,