interview dans El Watan du 20.12.2011

Universitaire, intellectuelle engagée et militante contre les discriminations, Esther Benbassa est, depuis le 1er octobre 2011, sénatrice du Val-de-Marne sous l’étiquette Europe Ecologie – Les Verts, et vice-présidente de la Commission des lois du Sénat.

– Sénatrice depuis le 1er octobre 2011, vous vous êtes saisie de deux projets de loi : le droit de vote des étrangers non communautaires, et la reconnaissance du 17 Octobre 1961 comme crime d’Etat. C’est le continuum de votre parcours d’intellectuelle engagée contre les discriminations… Que sera votre valeur ajoutée au Sénat ?

… Et aussi d’une proposition de loi pour que le contrôle policier au faciès soit accompagné d’un procès-verbal. Je demande que la loi oblige ceux qui contrôlent à mettre leur numéro d’immatriculation, le nom de la personne contrôlée et le motif. Dans d’autres pays, il y a eu des expériences qui ont fait baisser de trois à un les contrôles. Quant à la proposition de loi concernant la reconnaissance du 17 Octobre 1961 comme crime d’Etat, elle n’a pas encore été débattue, c’est une question qui continue à diviser. Je suis une universitaire, j’ai beaucoup milité contre toutes les discriminations au sein de l’association que j’ai créée Le Pari(s) du Vivre-Ensemble. Europe Ecologie – Les Verts m’a investie au Sénat en tant que membre de la société civile et non comme politicienne. Et si j’ai accepté cette investiture, c’est pour défendre ces idées, pour pouvoir les porter plus haut, à l’hémicycle, et pouvoir faire avancer les questions concernant aussi bien l’immigration que la lutte contre les discriminations et enfin instaurer modestement un vivre ensemble dans une société qui ne sait plus vivre ensemble.

– Le droit de vote des étrangers non communautaires aux élections locales par le Sénat est enfin arraché après de longues années d’efforts parlementaires et politiques. Vous êtes satisfaite ? Mission accomplie ?  

Ce droit de vote figurait parmi les 110 propositions du programme électoral de François Mitterrand, en 1981, il a été voté en 2000 à l’Assemblée nationale, mais n’a jamais pu être présenté au Sénat, et là, il nous a fallu lui apporter des  amendements parce que si on avait voté le projet en conformité, la loi serait peut-être passée sous le boisseau. J’ai fait passer un amendement qui précise que «le droit de vote et d’éligibilité est accordé» au lieu de «le droit de vote et d’éligibilité peut être accordé».

– Ce droit de vote n’est toutefois pas près à se traduire dans les faits…

La loi a été transmise à l’Assemblée, la session législative va s’arrêter en février 2012, on n’aura donc pas le temps de la passer, mais si la gauche arrive au pouvoir en mai 2012, ce ne sera qu’une formalité. La loi sera alors appliquée, puisqu’elle fait partie du programme de la gauche.

– Dans votre blog, vous faites référence à «des discours fatigués d’une droite sans imagination sur la nationalité et la citoyenneté, des discours d’un autre âge», «des discours livrés clés en mains, stéréotypés». Lier la citoyenneté à la nationalité comme le fait la droite, est-ce un argument recevable ? D’autre part, la citoyenneté peut-elle être plurielle ?

Lorsque les accords de Maastricht ont été signés en 1992, il y a eu un changement de la Constitution, et le droit de vote aux élections locales a été élargi aux étrangers européens qui pouvaient voter aux élections locales dans tous les pays de l’Union européenne. Dans la Constitution modifiée, on ne l’a pas ajouté à l’article 3 relatif à la souveraineté nationale, on l’a mis au titre 12 qui a trait aux collectivités territoriales, donc, le législateur avait déjà séparé nationalité et citoyenneté. Alors, pourquoi pour les Européens il y aurait cette séparation et pas pour les non-Européens ? Les discours tenus sont faux puisque même dans la Constitution, la nationalité et la citoyenneté sont séparées. Avec Maastricht, il existe une citoyenneté européenne. Cette citoyenneté liée à la nationalité n’est pas parlante aujourd’hui pour les jeunes, ces derniers sont sur la Toile, ils ne connaissent pas les frontières. Pourquoi ne pas dire qu’alors qu’il y a une citoyenneté européenne, il y aurait aujourd’hui en France une citoyenneté plurielle qui soit une sorte de pont entre les Français autochtones et ceux qui travaillent dans ce pays, qui envoient leurs enfants à l’école, qui peuvent participer aux élections prud’hommales, syndicales, dans les comités scolaires, pourquoi ne pas donner à ces gens-là qui habitent le même quartier et partagent cette vie de quartier avec les Français un droit de regard sur ce que fait la mairie ? En outre, comme les immigrés européens, ils ne peuvent être élus ni maires, ni adjoints, ni participer aux élections sénatoriales. Quant à la nationalité, c’est quand je me pose la question : qui suis-je ? La citoyenneté c’est : que faisons-nous ensemble ? Alors, si nous habitons le même quartier, nous faisons beaucoup de choses ensemble.

– L’opposition au droit de vote des étrangers non communautaires ne vient-elle pas du fait que ces immigrés sont majoritairement les colonisés d’hier et musulmans ?

Il y a encore dans les têtes que cet étranger c’est un ancien colonisé. En même temps, il y a une peur de l’Islam. Je ne suis pas communautariste, je suis athée, je suis historienne et je ne peux pas oublier comment les choses peuvent tourner, et c’est jouer avec le feu lorsqu’on s’attaque à un groupe religieux ou ethnique, qu’on le prend pour cible. J’ai commencé mon discours de rapporteur du projet de loi sur le vote des étrangers non communautaires en mettant  les dirigeants de droite devant leurs propres déclarations passées  en faveur de ce droit,  cela a fait beaucoup de bruit. Moi, je suis venue au Sénat parce que je crois dans la France, une France où tout le monde peut, à sa manière, avec ses difficultés, se rapprocher.
La décolonisation reste un abcès en France, dans deux ou trois décennies, cela va se calmer. C’est vrai que la France est un pays conservateur qui a beaucoup de retard sur ces questions de droit de vote et qui vit encore sous l’ombre de son arrogance coloniale.

– Dans votre ouvrage, à paraître en janvier 2012 De l’impossibilité de devenir français. Nos nouvelles mythologies nationales, vous pointez le «néonationalisme» que vous qualifiez de «communautarisme».

C’est un communautarisme nationaliste. Ces ministres, qui sont les grands chantres de ce néonationalisme, étaient favorables, il y a quelques années, au droit de vote des étrangers. Aujourd’hui, ils adoptent une politique politicienne pour avoir les voix des Français qui votent Front national. Ils ont repris au Sénat les mêmes thèmes que Mme Le Pen sur l’indivisibilité de la nation française. Quand les immigrés sont arrivés, il n’y a pas eu de programme d’intégration en leur faveur parce qu’on a cru qu’ils allaient rentrer chez eux. Aujourd’hui, il faut les accepter et faire un geste en les aidant à s’intégrer et en leur demandant de faire, eux aussi, des efforts à s’intégrer.

Bio-Express

Historienne, spécialiste du judaïsme et des minorités,
Esther Benbassa est directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études (Sorbonne).

Parmi ses nombreux ouvrages, La République face à ses minorités. Les juifs hier, les musulmans aujourd’hui, Paris, Mille et Une Nuits/Fayard, 2004 ; La Souffrance comme identité, Paris, Fayard, 2007. Prix Guizot de l’Académie française (médaille de bronze), 2008 ; Etre juif après Gaza, Paris, CNRS Editions, 2009 ; Juifs et musulmans. Une histoire partagée, un dialogue à construire, Paris, Editions La Découverte, 2006 (avec J.-C. Attias), prix Françoise Seligmann contre le racisme (2006) qui découle d’un colloque qu’elle a conçu et co-organisé avec Jean-Christophe Attias le 13 mai 2004 au Grand amphithéâtre de la Sorbonne et à l’Institut du Monde arabe.

Elle a dirigé la publication du Dictionnaire des Racismes, de l’Exclusion et des Discriminations (Larousse 2010) et Minorités visibles en politique. Avec Jean-Christophe Attias, elle est à l’initiative de l’association Le Pari(s) du Vivre Ensemble.