Intervention lors du débat organisé par Esther Benbassa sur le thème : « Violences sexuelles : aider les victimes à parler » (02 février 2017)

Débat sur le thème : « Violences sexuelles : aider les victimes à parler »

Discussion générale

Jeudi 2 février 2017

Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV

 

Monsieur le Président,

Madame la Ministre,

Mes ChèrEs collègues,

 

62 000 femmes et 2 700 hommes de 20 à 69 ans sont chaque année, en France, victimes d’au moins un viol ou une tentative de viol. Le nombre des victimes d’autres agressions sexuelles au cours des 12 derniers mois est estimé à 553 000 femmes et 185 000 hommes. Parmi ces victimes, 11% des femmes et 7% des hommes ont déclaré des attouchements du sexe, 95% des femmes des attouchements des seins ou des fesses, des baisers imposés par la force ou du pelotage, et 93% des hommes du pelotage.

Entre 20 et 34 ans, les agressions sexuelles touchent une femme sur vingt, soit cinq fois plus qu’entre 50 et 69 ans. La famille et l’entourage proche constituent un espace privilégié de victimation. 5% des femmes y ont subi au moins une agression depuis leur enfance et 1,6% au moins un viol ou une tentative de viol. Ces violences se produisent avant les 15 ans de la victime. C’est également l’espace où les hommes déclarent le plus de viols ou de tentatives de viol, qui commencent au même âge (9 cas sur 10).

Les femmes subissent viols et agressions sexuelles dans des proportions très supérieures à celles des hommes. Pour elles, les violences dans le cadre des relations conjugales s’ajoutent aux violences subies dans la famille dès l’enfance et l’adolescence, ainsi que des agressions vécues tout au long de la vie que ce soit au travail ou dans l’espace public (Population et Sociétés, no 538, nov. 2016). Ceci étant dit, j’ajouterai par parenthèse que les violences sexuelles ne sont nullement une « affaire de femmes », et je regrette à cet égard que seules des femmes se soient inscrites comme oratrices au présent débat.

Certes, depuis 25 ans, un travail considérable a été accompli par les associations féministes et de lutte contre les violences sexuelles faites aux enfants. Depuis 2011, des plans gouvernementaux triennaux de lutte contre les violences faites aux femmes ont été lancés. De même qu’en 2013 une Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF). Sur le terrain, pourtant, ces initiatives n’ont pas bouleversé la donne. La loi du silence perdure. Le déni. L’impunité. L’abandon des victimes.

Qui sont donc ces victimes qui restent dans le silence ? Dans un livre paru en 2010, Mourir de dire, la honte, Boris Cyrulnik explique ce qui les empêche de parler (je cite) : « Si vous voulez savoir pourquoi je n’ai rien dit, il vous suffira de chercher ce qui m’a forcé à me taire… Si je vous dis ce qui m’est arrivé, vous n’allez pas me croire, vous allez rire, vous allez prendre le parti de mon agresseur, vous allez me poser des questions obscènes ou pire, vous aurez pitié de moi. Il m’aura suffi de dire pour me sentir mal sous votre regard » (p. 7). « Le honteux, ajoute-t-il, fait secret pour ne pas gêner ceux qu’il aime, pour ne pas être méprisé et se protéger lui-même en préservant son image » (p. 23).

Notre société continue de méconnaître la réalité des violences sexuelles, leur fréquence, la gravité de leur impact. Et de les reléguer dans la catégorie « fait divers ». Cette méconnaissance participe à la non-reconnaissance des victimes et à leur abandon, sans protection ni soin. Ce système, organisant le déni et la mise en cause des victimes elles-mêmes, qui auraient provoqué le viol ou l’agression sexuelle par leur comportement, a un nom : la « culture du viol ».

Une société où une part conséquente de la population estime que forcer sa conjointe ou sa partenaire à avoir un rapport sexuel alors qu’elle le refuse et ne se laisse pas faire n’est pas un viol, ou que forcer une personne à faire une fellation alors qu’elle le refuse et ne se laisse pas faire n’est pas un viol, ou encore qu’à l’origine d’un viol il y a souvent un « malentendu », est une société où les victimes de violences sexuelles révélant ce qu’elles ont subi courent le risque d’être mises en cause et maltraitées. Comment attendre d’elles qu’elles parlent ?

Or céder, faut-il le rappeler ?, n’est pas consentir. Maintes contraintes physiques, morales ou économiques peuvent permettre à une personne d’imposer des actes ou des comportements sexuels à une autre qui ne les veut pas, mais les subira sans mot dire, ni s’opposer.

La vision stéréotypée des violences sexuelles, parasitée par la « culture du viol », n’est pas seulement le fait des hommes. Elle est aussi partagée par beaucoup de femmes. Et ce n’est pas l’imprescriptibilité des crimes et délits sexuels qui en viendra à bout, mais une lutte de tous les instants contre cette culture-là.

Premier objectif : encourager les victimes à parler pour les aider à sortir plus tôt de leur traumatisme.

72% des Français et des Françaises estiment que les victimes de viol ne sont pas bien soignées. 83% des victimes de violences sexuelles déclarent n’avoir reçu aucune protection, 78% n’ont pas pu bénéficier d’une prise en charge en urgence et un tiers n’a pas pu trouver de psychiatre ou de psychothérapeute dûment formé.e. Plus de 2 Français.e.s sur 3 jugent impossible de se remettre d’un viol.

L’urgence est claire. Elle est de lancer des campagnes auprès du grand public afin de l’informer qu’il est possible de guérir des conséquences psychotraumatiques engendrées par les violences sexuelles par une prise en charge adaptée. L’urgence est de lancer des campagnes visant à améliorer, dans la population, la connaissance de la loi, de ses droits et des chiffres des violences sexuelles et à déconstruire les représentations fausses qui portent préjudice aux victimes.

Priorité doit être donnée, par des campagnes d’affichage, d’information et des actions spécifiques, à l’amélioration de la prévention dans les sphères les plus touchées par ces violences : la famille et le couple, mais aussi les institutions, les lieux publics, dont les transports en commun, et l’Internet. Il est tout aussi impératif de mieux former les professionnel-le-s susceptibles d’être en contact avec les victimes, médecins, policiers, juges, enseignants, éducateurs, parents. L’efficacité de la prévention passera aussi par une éducation renforcée à l’égalité femmes/hommes. Et elle exige de donner aux médias les outils nécessaires pour qu’ils cessent de participer à la diffusion de représentations sexistes, de stéréotypes et d’idées fausses concernant les violences sexuelles (Rapport d’enquête de l’Association Mémoire traumatique et victimologie, 2015).

On connaît la proportion élevée des enfants et jeunes adolescents subissant des violences sexuelles. Ceux-ci devraient être prévenus des dangers qu’ils courent et informés sur comment et par qui ils peuvent en être protégés. Et il ne faut jamais se lasser de répéter que leur protection passe avant celle de l’agresseur, avant celle, aussi, des intérêts et de la réputation de la famille, des institutions ou de la société quand les mis/es en cause sont des personnalités publiques connues. Il paraît indispensable, à cet égard, d’inscrire un volet « prévention des violences sexuelles » dans la formation initiale des directeurs d’école en l’incluant dans un projet éducatif plus global de promotion de la santé, élaboré avec les différents acteurs concernés au sein de l’école, en accordant une plus grande place à la parole de l’enfant et en établissant de bonnes relations avec les familles. De même, l’accompagnement des enseignants dans la mise en œuvre de la prévention passe par une réflexion sur le choix des pratiques pédagogiques.

Malgré les efforts déjà déployés, le chemin est encore long. Nous sommes loin d’avoir rompu avec la « culture du viol ». Il ne s’agit pas là seulement d’un travail institutionnel, mais d’un travail à conduire individuellement avec chaque victime pour libérer sa parole de souffrance avant qu’elle se laisse envahir par elle pendant parfois des décennies. C’est à chacun, là où il vit et là où il œuvre, et c’est  la société toute entière, au nom de la solidarité, de s’investir dans ce combat. Pour rendre définitivement inacceptables les violences sexuelles et aider celles et ceux qui les subissent à sortir de leur silence pour pouvoir se reconstruire.

C’est aussi à sa capacité de mener pareil combat qu’une société est jugée.

Je vous remercie.