Intervention en séance lors de la discussion générale sur le projet de loi prorogeant l’application de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence. (9 février 2016)

PJL n° 369:

prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence

(Procédure accélérée)

Discussion générale

Mardi 9 février 2016

Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV

 

Monsieur le Président,

Monsieur le Ministre,

Monsieur le Président de la commission des lois,

Monsieur le rapporteur,

Mes ChèrEs collègues,

 

Nous sommes réunis aujourd’hui, près de trois mois après les sanglants attentats de Paris et de Saint-Denis, pour décider ou non de la prorogation de l’état d’urgence pour trois mois supplémentaires.

Dans l’exposé des motifs, pour nous convaincre de la nécessité de cette prorogation, le gouvernement aligne pêle-mêle les actes terroristes déjoués en France et ceux aboutis à l’étranger. Il évoque également « un bilan opérationnel conséquent au-delà des seuls constats chiffrés ». Une telle formule me paraît relever au mieux d’un surréalisme au pire d’un jésuitisme gouvernemental étonnant. Il fallait bien l’inventer, cette formule, pour tenter de justifier une prorogation, alors même que ce fameux bilan, dans le strict domaine de la lutte contre le terrorisme, est assez mince. Sur 3289 perquisitions administratives, seules cinq procédures concernent des faits de terrorisme contre 202 du chef d’infraction à la législation sur les stupéfiants. Dans quelques années, lisant l’exposé des motifs de ce PJL, les historiens ne manqueront pas de souligner comment une tactique politique a habilement été transformée en obsession politique, contribuant au lavage de cerveaux des populations afin de les persuader que leur sécurité dépend de la prorogation de l’état d’urgence.

Personne n’osera affirmer aujourd’hui que la menace terroriste est écartée. Chacun sait, sur ces bancs comme dans l’ensemble de notre société, que la menace est bien réelle et qu’il faudra probablement plusieurs années pour la réduire.

Mais devons-nous pour autant maintenir ce régime d’exception aussi longtemps que le terrorisme durera, et  conférer aux autorités administratives des pouvoirs étendus et renforcés susceptibles de restreindre considérablement les libertés publiques?

Nous disposons en France d’un arsenal législatif pour le moins complet, pour ne pas dire pléthorique, permettant de lutter contre le terrorisme. Arsenal qui n’a cessé d’être renforcé ces dernières années et qui promet de l’être un peu plus dans les semaines à venir avec de nouveaux textes visant davantage à protéger les politiciens des retombées électorales d’un éventuel attentat que les Français eux-mêmes.

Je voudrais également rappeler que les conditions permettant de décréter l’état d’urgence ne visent pas spécifiquement la criminalité terroriste. En effet, les mesures de contrainte qu’il autorise ont vocation à s’appliquer à un nombre potentiellement infini de situations puisqu’il suffit, pour décider d’une perquisition ou d’une assignation à résidence d’exciper d’un « comportement » perçu comme « une menace pour la sécurité et l’ordre publics », pour interdire une réunion, de soutenir qu’elle est « de nature à provoquer ou à entretenir le désordre » ou, pour dissoudre une association, de démontrer qu’elle participe, facilite ou incite « à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ».

Non seulement les résultats obtenus à ce jour par l’état d’urgence ne plaident pas en faveur de sa prorogation, mais ses nombreuses dérives militent contre. Dommage par ailleurs que nous débattions de ce texte avant qu’il n’y ait eu un rapport de mi-parcours du comité de suivi sénatorial sur l’état d’urgence.

L’exécutif a plutôt le devoir de revenir à l’état de droit, pour pallier tout ce qui fait défaut actuellement à l’éradication du terrorisme et pour se donner les moyens d’y arriver. Il est urgent de poser les bonnes questions pour avoir des réponses plus adaptées à ce phénomène à facettes multiples que nous avons su cerner et vaincre dans le passé sans avoir eu recours à un état d’exception, et ce dans les pires moments. Légiférer en permanence, sous le seul effet de l’émotion, relève de la paresse intellectuelle. Cela n’impressionne pas les terroristes. Peut-être les délinquants. On ne va quand même pas proroger l’état d’urgence pour maintenir l’ordre public. 

Monsieur Urvoas, notre nouveau Garde des Sceaux lorsqu’il était président de la commission des lois de l’Assemblée Nationale reconnaissait lui-même que : « l’arrêt de l’état d’urgence ne sera pas synonyme d’une moindre protection des Français. L’essentiel de l’intérêt que l’on pouvait attendre des mesures dérogatoires me semble à présent derrière nous. » Je ne crois pas que M. Urvoas soit un adhérent d’EELV. Et c’est lui qui disait il y a encore peu : « Stop à l’état d’urgence. »

Si quelque chose pouvait sortir les Français de leur marasme et de leur angoisse, ce serait moins de leur servir un empilement de textes de loi à l’efficacité douteuse, que de leur exposer un panel de décisions pragmatiques et opérationnelles en matière de lutte contre le terrorisme et de leur inspirer quelques espoirs pour l’avenir en matière économique et sociale.  Rien ne sert de les plonger dans cette ambiance obsédante, tournant autour de l’état d’urgence et de la déchéance de nationalité, qui de surcroît enfonce chaque jour un peu plus leurs initiateurs. Les Français veulent vivre en sécurité, en liberté et améliorer leur quotidien, le reste n’est que vaine comédie.

Mon groupe votera majoritairement contre la prorogation.