Intervention en séance lors de la discussion générale sur le projet de loi constitutionnelle de protection de la nation (16 mars 2016)

Texte n° 395

Projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation

Discussion générale

Mercredi 16 mars 2016, 12 minutes

Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV

 

Monsieur le Président,

Monsieur le Premier Ministre,

Monsieur le Garde des Sceaux,

Monsieur le Président de la commission des lois,

Mes ChèrEs collègues,

 

Le 13 novembre dernier, la France a été frappée par les attentats les plus meurtriers perpétrés depuis la Seconde Guerre Mondiale. 130 personnes y ont perdu la vie. L’ampleur et la violence de ces événements nous ont rappelé, de la manière la plus douloureuse qui soit, la vulnérabilité de notre démocratie face à la menace terroriste.

 

Réunis en congrès à Versailles le 16 novembre, nous, parlementaires étions convaincus de l’urgence qu’il y avait d’agir efficacement contre cette menace, pour assurer la sécurité de nos concitoyens.

Le Président de la République y a prononcé devant nous et à l’adresse du pays, un discours grave et fort. Mais dont l’esprit et le vocabulaire ont pu surprendre certains. Je le cite: « Nous sommes dans une guerre contre le terrorisme djihadiste qui menace le monde entier et pas seulement la France ».

De quelle « guerre » parlait donc le Président? Les criminels qui s’en prenaient à nous étaient donc des « soldats »? Les soldats de quel « État »? Devions-nous donc reconnaître à Daesh la dignité d’un État?

Dans ce même discours, Francois Hollande préconisait une réforme de la Constitution afin de « permettre aux pouvoirs publics d’agir, conformément à l’état de droit, contre le terrorisme de guerre ».

De cette mise en scène est né le « projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation », qui nous réunit aujourd’hui.

Une première question vient à l’esprit. Est-ce bien le rôle d’une Constitution d’organiser la lutte contre le terrorisme? Puis est-il légitime d’y insérer deux nouveaux articles qui, à cet égard même, et de l’aveu de tout observateur sensé, ne seront d’aucune portée pratique?

Nils Muiznieks, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, écrit: « Les terroristes se nourrissent des peurs. Ils veulent nous faire croire que nous devons choisir entre libertés et sécurité. Or, une démocratie n’a pas à faire ce choix. Un Etat démocratique doit s’opposer à la barbarie du terrorisme en évitant d’affaiblir l’Etat de droit et le respect des droits de l’homme. Ne pas réussir à trouver cet équilibre serait une victoire pour les terroristes. » C’est exactement ce que nous voulons.

Au lieu de chercher à comprendre, non pour excuser, mais pour agir efficacement et pallier nos propres faiblesses, nous continuons d’empiler les lois liberticides, comme nous l’avons fait après les attaques de janvier 2015, sans pour autant empêcher la tragédie du 13 novembre. Simplement parce que ces lois ne sont qu’une parade politique, qui ne rassure que l’exécutif et certains politiciens soucieux de ne pas rater leur réélection si par malheur un autre attentat se produisait – mais beaucoup moins nos concitoyens que l’« état de guerre » proclamé plonge dans la paralysie et la peur.

D’un même mouvement, l’exécutif tente de « divertir » ainsi le peuple, au sens pascalien, d’autres problèmes aussi urgents, comme le chômage.

L’article 1er de notre texte, qui a pour objectif de constitutionnaliser l’état d’urgence, tiendrait d’une part, à renforcer les garanties des droits fondamentaux et libertés publiques et, d’autre part, à adapter ce régime d’exception à la « nouvelle » menace terroriste. Ces arguments, répétés comme un mantra lors des débats à l’Assemblée Nationale, sont peu convaincants.

De quelle garantie s’agit-il? En fait, en gravant dans le marbre de la Constitution la possibilité pour le législateur de « fixer » les « mesures de police administrative » que les « autorités civiles » pourront mettre en oeuvre en violation des libertés et droits fondamentaux, c’est au contraire l’arbitraire du pouvoir législatif qui est ainsi constitutionnalisé.

Quant à l’idée que constitutionnaliser l’état d’urgence permettrait d’adapter ce régime à la menace terroriste actuelle, elle paraît pour le moins contradictoire. L’état d’urgence est, et doit rester, une mesure temporaire prise pour répondre à un « péril imminent ». Or il me semble que le terrorisme auquel nous faisons face est, pour reprendre l’analyse du politologue Bernard Manin, une menace épisodique mais par nature permanente.

Le terrorisme peut être comparé à l’hydre de Lerne de la mythologie antique, ce monstre aux multiples têtes qui repoussaient à mesure qu’on les coupait. S’imaginer pouvoir dissuader d’agir, par l’accumulation de dispositions législatives, des personnes qui n’ont ni foi ni loi, relève de la gageure et trahit une paresse de l’esprit.

Que nos gouvernants mettent tant d’énergie à modifier en vain notre Constitution témoigne du peu de respect qu’ils ont pour la Constitution elle-même, mais aussi du peu de respect qu’ils ont du Législateur en lui faisant perdre un temps précieux qu’il pourrait employer à d’autres objectifs cruciaux comme sortir le pays du marasme économique.

Si ce projet avait émané de la droite, la gauche l’aurait critiqué avec véhémence. Il me paraît en outre d’autant plus vide de sens que nous aurons à débattre bientôt d’un nième projet de loi visant à renforcer la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et à améliorer l’efficacité et les garanties de la procédure pénale.

Associé à l’article 2, l’article relatif à l’état d’urgence contribue à plomber un peu plus un climat social déjà délétère, loin de cette « unité nationale » qu’il est peut-être sage de souhaiter, facile de proclamer, mais beaucoup plus difficile à réaliser.

Qui peut croire que l’article 2, qui constitutionnalise la menace d’une déchéance de nationalité va nous protéger de terroristes qui n’ont que faire de leur nationalité.

Dois-je rappeler le clivage qu’a créé cet article aussi bien à droite qu’à gauche? Et pourquoi a-t-il créé ce clivage? Parce qu’il ne s’agit plus ici d’opinions partisanes. L’enjeu est d’une autre nature. Il s’agit d’une atteinte aux valeurs cardinales de notre République. Il me semble que Monsieur le Premier ministre n’est pas gêné outre mesure par l’absence de portée pratique de cette disposition, pourvu que le symbole y soit. C’est un peu ce que pensaient hier les partisans de la peine de mort: une fois qu’on était parvenu à leur démontrer son inutilité, il y avait encore le symbole! Et de quel symbole parlons-nous ici? D’un symbole négatif source de division. Il semble que pour certains de nos gouvernants l’histoire singulière de notre pays compte pour rien.

L’acrobatie rhétorique à laquelle on s’est livré en supprimant la mention des bi-nationaux, juste pour obtenir le vote des députés, n’y changera rien. Personne n’a été dupe. Cet article ne concerne que les binationaux, et pas les uninationaux, sauf à fabriquer des apatrides, ce que les traités signés par la France interdisent. Quelle catégorie de citoyens de seconde zone crée-t-on ici? Comment parler encore, ici, d’unité nationale? Au nom de cette unité, celle-ci souhaitée vraiment, le Général de Gaulle, à la sortie de la guerre, dans une France meurtrie, préféra pour les collaborateurs actifs l’indignité nationale à la déchéance. Là, il y avait un symbole fort. Ne pourrions-nous pas opter pour la même démarche?

Pourquoi ne pas consacrer tous nos efforts à nous mobiliser autour de la prévention et de la réduction des menaces que le terrorisme fait peser sur notre corps social, en y mettant à la fois plus d’intelligence et plus de pragmatisme? Pourquoi modifier notre Constitution, dans laquelle doivent se reconnaître des millions de Français, en y insérant un article scélérat inspiré de l’extrême droite, qui ne s’appliquera au mieux qu’à une poignée individus, ne méritant certainement pas d’être même mentionnés dans la charte fondatrice de notre République? Avons-nous pensé à l’usage que pourrait en faire cette même extrême droite, si un jour elle arrivait au pouvoir?

Comme le résume très bien l’avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH): en constitutionnalisant la déchéance de nationalité « ce sont les fondements mêmes du pacte républicain qui se voient remis en cause, alors que, non sans paradoxe, cette remise en cause est l’un des objectifs poursuivis pas les auteurs d’actes de terrorisme ».

Exécutif, législateurs, acteurs de la société civile, il nous incombe aujourd’hui de ne pas céder à la facilité ni à un douteux confort intellectuel en mémoire des victimes. L’inflation législative n’est rien d’autre. Des lois oui, mais en nombre raisonnable. Et raisonnables elles-mêmes. Associées à un grand nombre d’autres outils de compréhension et d’action.

Pour ces motifs, le groupe écologiste s’opposera à la constitutionnalisation des deux mesures dont nous débattons.