Intervention d’Esther Benbassa sur le projet de loi pour l’égalité entre les femmes et les hommes (16 septembre 2013)

Discussion générale

Lundi 16 septembre 2013

Discussion générale

Monsieur le Président,

Madame la Ministre,

Mesdames les rapporteures,

Madame la Présidente de la délégation aux droits
des femmes,

Mes ChèrEs collègues,

 

Quelques chiffres, pour commencer, pris au hasard. Première sélection du Goncourt 2013 : 15 écrivains retenus, dont seulement 4 femmes. Site web du Who’s Who : 21 450 notices biographiques consultables, seulement   3 054 femmes, pour 18 396 hommes…

Ne parlons pas de la composition de nos deux chambres. Un quart de femmes. Et ce, j’y insiste, malgré la loi imposant la parité aux partis politiques. Qu’en serait-il sans cette loi ? Voilà donc la composition du Parlement qui débat aujourd’hui des inégalités entre les femmes et les hommes. Je note en outre le très faible nombre de collègues masculins présents aujourd’hui : 10, tout juste, pour 22 femmes… Peut-être les absents se sont-ils dit que la question à l’ordre du jour était au fond une affaire de femmes. A laisser aux femmes, par conséquent…

Quelles armes nous reste-t-il donc? D’abord la volonté de persuasion des femmes elles-mêmes. Leur détermination à prendre toute leur place dans les partis, les entreprises, à l’université, etc. Mais aussi l’exemple donné par notre exécutif, paritaire. Et les projets de loi qu’il nous soumet, tel que celui d’aujourd’hui, qui tendent à simplement rendre aux femmes leur dû. Et qui servent, à leur façon, une juste cause, portée par les femmes elles-mêmes depuis plus de deux siècles.

Il est un secteur que je connais un peu : celui de l’enseignement supérieur et de la recherche, ce lieu où se forment les élites. Même si elles sont majoritaires à l’entrée à l’université, les femmes continuent d’être minoritaires, et parfois lourdement, dans les filières les plus prestigieuses, donnant accès aux emplois supérieurs : disciplines scientifiques, grandes écoles, écoles d’ingénieurs. Elles sont moins nombreuses aussi dans les cursus longs, notamment le doctorat. Mêmes inégalités au sein des corps d’enseignants et de chercheurs: les femmes sont toujours minoritaires dans les disciplines scientifiques, mais aussi parmi les professeurs et les directeurs de recherche, toutes disciplines confondues. Plus grave peut-être encore, parce que c’est là que s’élaborent les stratégies susceptibles de changer la donne, les femmes sont largement exclues des lieux de décision du système universitaire : présidences d’universités ou d’établissements de recherche, sièges dans les conseils d’administration, directions de projets structurants dont Idex ou Labex.

L’Union européenne produit tous les trois ans un document comparant la situation, en ce domaine, dans ses Etats-membres. Le dernier, celui de 2009, souligne le retard français en la matière. Le dernier tableau de bord de l’OCDE de la science, de la technologie et de l’industrie pour 2011 n’est pas plus flatteur.

Je renvoie les amateurs de statistiques catastrophes aux chiffres publiés en 2012 par votre Ministère, Mme Vallaud-Belkacem, sur les inégalités hommes-femmes. Un coup d’œil furtif suffit pour être saisi(e) par la leçon qu’ils donnent.

Nos aïeules féministes avaient pris leur destin en mains, pour obtenir leurs droits, y compris celui de voter. A nous de donner un nouveau coup de collier pour que nos lois n’en restent pas au stade des vœux pieux. Et pour que nous puissions être aux côtés des hommes, pour changer ensemble ce qui devrait l’être.

Je n’aime pas les dogmes. Dirai-je que je suis féministe ? Je ne sais trop. Je crois en tout cas au pouvoir des mots, lorsqu’ils mènent à l’action. « On ne naît pas femme, on le devient ». La phrase est célèbre, un peu galvaudée. Beaucoup la citent, y compris ceux qui n’ont pas lu Simone de Beauvoir. Elle n’en eut pas moins l’effet de la foudre sur la jeune adolescente que j’étais au début des années 1960, dans mon Istanbul natal. Et pour cause. Dans les familles juives bourgeoises, on s’ingéniait à donner aux filles l’éducation qui en ferait de bonnes épouses et des mères irréprochables. J’aurais sans doute suivi ce destin-là, si je n’avais un jour lu le Deuxième Sexe, au lieu des Cronin, Guy des Cars et autres auteurs abrités par la bibliothèque de l’école congréganiste où j’étais élève. Mon existence allait être bouleversée.

On peut critiquer les écrits de Simone de Beauvoir. Pas cet appel à se construire. L’égalité des femmes et des hommes se construit. Et certaines lois y contribuent, qui encouragent les femmes à se construire comme les égales des hommes. Sans que le féminin se confonde avec le masculin. En restant femmes, capables de se faire, de faire, et d’aider celles qui ont du mal à se faire et à faire. C’est un combat – pas la guerre – qui inclut la négociation, la diplomatie, le dialogue avec les hommes.

Une nouvelle rengaine court pourtant les rues, fort prisée par les opposants au mariage pour tous, dénigrant une soi-disant « théorie » du genre. Depuis quand le genre est-il donc une « théorie » ? De quoi s’agit-il donc ? Le « genre » est un concept servant à l’analyse du poids des représentations culturelles dans la définition des rôles respectifs des hommes et des femmes dans nos sociétés. Les « études de genre » ne sont rien d’autre que ce qu’on appelait, il y a peu, « études sur les femmes » ou « études féministes ».

Absurdes pétitions, vains bavardages. Batailles d’arrière-garde pour défendre les stéréotypes qui emprisonnent les femmes dans la condition qui leur est dévolue par les hommes depuis la nuit des temps. Les femmes enfantent. Il y a bien là assignation biologique. Là, mais pas au-delà. Le traditionnel partage des tâches (y compris les tâches domestiques ou d’éducation des enfants) ne doit rien à la nature. Mais bien à des constructions culturelles qui, pendant ce temps, permettent aux hommes de faire carrière.

Certes, si les femmes gagnent du terrain, les hommes perdront un peu, mais un peu seulement, de leur pouvoir. Il faut parfois savoir perdre… pour gagner en démocratie ! Et n’oublions pas que les femmes aussi ont leurs minoritaires: étrangères immigrées, transgenres, personnes prostituées. Minorités de cette minorité que sont les femmes dans la perception de la gent masculine, quand elles sont en fait la moitié de l’humanité. Notre droit se doit de protéger ces minorités-là. A nous aussi, les femmes, de les aider et de ne pas les regarder avec mépris ou indifférence. Elles sont simplement nos sœurs, plus désavantagées encore.

Votre projet de loi, Mme la Ministre, ne les inclut pas, et c’est dommage. Il aurait été plus audacieux. Le groupe écologiste a déposé plusieurs amendements pour assurer leur protection. Il votera votre texte, le considérant comme une étape importante dans le combat pour l’égalité femmes-hommes, même s’il reste incomplet.

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