Intervention d’Esther Benbassa sur la reconnaissance de la Palestine lors des auditions par le Sénat des ambassadeurs et du ministre des affaires étrangères (3 décembre 2014)

PPR pour la reconnaissance de l’Etat paletinien

– Auditions –

Mercredi 3 décembre 2014

Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV

Monsieur le Président,

Mes ChèrEs collègues,

Mesdames et Messieurs,

 

 

 

Israël/Palestine est la terre du Livre, d’abord et avant tout d’un Livre, la Bible, qui rassemble autour de lui un peuple dispersé. Terre symbolique, chargée de l’imagination des siècles, du rituel des ancêtres, et du poids de ce Livre, elle ne cesse pas d’être l’enjeu de débats passionnés et d’une colonisation controversée.

Comment négocier, aujourd’hui comme hier, un symbole? Tous les efforts déployés pour la normalisation du rapport des Juifs à leur terre se heurtent à l’obstacle de sa sacralisation. Chaque centimètre carré de territoire est converti en absolu, par les Juifs bien sûr, mais tout autant, en réaction, par les Palestiniens eux-mêmes.

Pourquoi cette terre ne peut-elle donc ressembler aux autres, ni devenir à ceux qui l’habitent aussi naturelle que l’air qu’ils respirent?  L’Occident chrétien lui-même ne regarde pas sans arrière-pensées ce petit coin du Moyen-Orient disputé. La Terre sainte reste sainte, et pour tous. C’est là qu’est né, il y a 66 ans, l’Etat moderne d’Israël, et là qu’attend de renaître l’Etat de Palestine.

En 1918, il y a 664 000 Arabes en Palestine, et environ 82 700 Juifs. La présence britannique, depuis 1922, et l’immigration juive donnent lieu à des montées de violences et à des révoltes arabes dans les années 1930-1940. La situation, toujours plus explosive, pousse les Britanniques à quitter la région. En mai 1947, le dossier de la Palestine est présenté à l’ONU et une commission spéciale l’UNSCOP est chargée de formuler un projet.

Ce sera celui d’un partage en deux Etats économiquement liés, Jérusalem et sa région étant placées sous administration de l’ONU. La communauté juive de Palestine approuve ce partage, les Arabes, mécontents, s’en prennent aux colonies juives. La Guerre d’Indépendance est engagée par les Juifs, qui donne naissance à l’Etat d’Israël, proclamé le 14 mai 1948.

Des centaines de milliers de Palestiniens sont contraints à l’exil. Cette  tragédie, synonyme de spoliation, de déracinement et de dispersion pour le peuple palestinien, c’est la Nakba, la « Catastrophe », un terme qui finira, sans en être synonyme, par faire écho à un autre, celui de Shoah.

La fondation de l’Etat d’Israël n’est pas la conséquence directe du génocide. Elle est d’abord l’aboutissement d’un projet national, la traduction concrète d’un nationalisme, le nationalisme juif, né au XIXe siècle, dans le contexte et le sillage d’un développement général des mouvements nationaux en Europe. Reste que le génocide hâte le processus. Israël sera un refuge pour les Juifs persécutés et en transit dans les camps.

Deux peuples, pour une seule terre, convoitée par les exilés juifs  d’hier et par les exilés palestiniens d’aujourd’hui. Rien ne dit mieux que ces vers du poète palestinien Mahmoud Darwish la nostalgie, la souffrance, le sentiment de perte irréparable que cette terre engendre, malgré elle, chez les uns comme chez les autres :

La Palestine est belle – oui la Palestine est belle
Variée riche – riche en histoire
C’est une terre de mythes
de pluralismes
et elle est fertile malgré le manque d’eau
elle est modeste aussi
la nature y est modeste
c’est un pays simple
Voici la terre de mon poème
et dans ces terres je me sens un peu étranger
il est vrai que l’on peut se sentir étranger
même dans son propre miroir
il y a quelque chose qui me manque
et ça me fait mal
je me sens comme un touriste
sans les libertés du touriste.
Etre en visite me mine,
quoi de plus éprouvant que se rendre visite à soi-même…

 

N’est-il pas temps de tourner cette page-là? Celle des souffrances, des morts, des blessés, des destructions, des missiles, de la terreur et de la peur. Le vote d’hier, à l’Assemblée nationale, d’une PPR semblable à celles dont nous débattons aujourd’hui envoie un message clair, un message simple, un message symbolique de première importance aux membres des deux peuples, au gouvernement d’Israël et aux autorités de la Palestine occupée. Un message lancé après ceux partis de Suède, d’Angleterre, d’Irlande et d’Espagne.

Cette reconnaissance est une urgence d’abord pour les Palestiniens et pour Mahmoud Abbas, qui proposera une résolution au Conseil de sécurité de l’ONU appelant à un retrait israélien complet, dans les deux ans, des Territoires palestiniens occupés depuis 1967. On peut supposer que les Etats-Unis exerceront leur droit de veto. Aux Européens, de faire entendre une autre voix. Et ce quand le «processus de paix» est au point mort et qu’Israël préfère maintenir le statu quo et poursuit les constructions dans les colonies.

Les marges de manœuvre diplomatique sont certes étroites. Tout vote symbolique en faveur de la reconnaissance de l’Etat palestinien aux côtés de l’Etat israélien – dont toutes les parties doivent reconnaître le droit à l’existence et le droit à la sécurité – est néanmoins un pas en avant, et permet de neutraliser l’influence du Hamas, dans un contexte politique moyen-oriental des plus préoccupants. Les Etats européens ont intérêt à pousser dans ce sens et à passer enfin des mots, des subventions, aux actes. De tels votes en faveur de la reconnaissance de l’Etat palestinien pourraient amener Israël à sortir de son isolement, à entamer de vrais pourparlers avec des Palestiniens désormais considérés comme des égaux de plein droit.

Par ailleurs, de tels votes pourraient bien avoir des retombées positives ici, dans les pays de l’UE, et spécialement en France. On se souvient des manifestations de cet été, des violences et des dérapages dont certaines ont été l’occasion. La reconnaissance par la France de l’Etat de Palestine serait perçue non comme la victoire d’un camp contre l’autre, mais comme un rééquilibrage indispensable. Elle couperait l’herbe sous le pied de ces petites minorités promptes à accuser «les juifs» de je ne sais quels complots.

Dans ce contexte, il est fort regrettable que les sénatrices et sénateurs avancent en ordre dispersé. Il est à espérer que l’issue de nos scrutins, au Sénat, soit malgré tout positive.

Ce serait un pas de plus en avant, la réaffirmation d’un simple principe d’équité et de justice – le seul principe qui devrait jamais nous guider – l’expression d’un soutien de poids aux Palestiniens, aux militants de la paix en Israël, et à la future et souhaitée coexistence pacifique de deux Etats indépendants.

Et ce serait aussi un signal en faveur d’un renouveau de notre savoir vivre ensemble, ici en France, un signal en faveur d’un apaisement entre Juifs et musulmans.

Ces arguments devraient suffire à nous unir, malgré nos divergences sur tel ou tel point de détail, pour voter, par-delà nos sensibilités politiques différentes, un texte commun qui fasse entendre aux Israéliens que la colonisation doit cesser sans délai, si l’on veut vraiment que naisse un Etat palestinien viable. Un texte commun qui fasse aussi entendre aux Palestiniens que le terrorisme n’est pas le chemin qui mène à l’indépendance. Un texte commun qui fasse entendre aux uns et aux autres que la reprise des négociations est une urgence absolue, et que nul, d’un côté comme de l’autre, ne doit accepter de tomber dans le piège tendu par les extrémistes des deux bords. Il y a plus sacré que la Terre, tout de même : la vie des hommes et des femmes qui l’habitent.

 

Je vous remercie.