Débat sur les conclusions de la commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe
Mardi 12 mai 2015
Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV
Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Madame, Monsieur les co-présidents de la Commission d’enquête,
Monsieur le rapporteur,
Mes ChèrEs collègues,
Je tiens pour commencer à remercier notre collègue Nathalie Goulet, qui a eu l’initiative de former cette commission d’enquête bien avant les événements tragiques de janvier, et qui en a assuré la présidence, ainsi que M. André Reichardt, vice-président, et M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Ils ont beaucoup contribué à la qualité, à la richesse et aux nombreuses recommandations de ce rapport. Je félicite de même nos administrateurs pour tous les efforts qu’ils ont consacrés à la préparation des auditions, puis à la rédaction du texte.
N’aurait-il pourtant pas été opportun de faire montre d’un peu plus d’audace ? De tenter, en posant les bonnes questions aux bonnes personnes, de saisir en profondeur le phénomène terroriste tel qu’il se déploie aujourd’hui. De mieux prendre en considération le contexte moyen-oriental. De sonder les viviers qui produisent du terrorisme en France.
Ce rapport a fini par se réduire à une sorte de vade-mecum de la répression, donnant un peu le sentiment d’avoir été produit par la Commission des lois, ce qui est déjà pas mal. La composition hétérogène des membres de cette mission ayant été quelque peu comme gommée.
Nous avions déjà débattu ici même d’un PJL contre le terrorisme. Et nous avions une idée de ce que serait le PJL sur le renseignement qui nous arrive. Ne pouvions-nous dépasser quelque peu l’horizon des mesures envisagées par l’exécutif ? Faire en sorte que ce rapport ajoute une véritable plus-value à ce qui était en train de s’élaborer ?
La liste des personnes auditionnées comporte un nombre considérable d’institutionnels. Mais un seul universitaire français, M. Farad Khosrokhavar, ainsi que Erin Saltman, chercheur associé à un think thank britannique. Aucun expert du Moyen-Orient véritablement digne de ce nom n’a été entendu, on leur a préféré des publicistes, compte non tenu de l’importance que revêt pour nous, ici, la situation dans cette région du monde. Les « analyses » géopolitiques présentées semblent parfois devoir beaucoup à internet, n’offrant guère de consistance scientifique et analytique.
Il suffit, pour se convaincre de la nécessité d’aller un peu au-delà de considérations fort convenues en matière de géopolitique, de lire des extraits des documents trouvés chez Haji Bakr (tué en 2014), ex-colonel irakien, formé sous Saddam Hussein, planificateur de la prise du pouvoir de l’Etat islamique en Syrie, publiés par le journal allemand Der Spiegel. Pas à pas, méticuleusement, Haji Bakr a construit l’architecture d’un Etat policier islamique. Daesh, contrairement à Al Qaïda, n’a rien de « religieux » dans sa façon d’agir, sa stratégie, ses renversements d’alliances sans scrupules, sa propagande soigneusement mise en scène. La religion est là une façade pour attirer tous ces jeunes en quête d’idéal. Elle est un artifice au service du recrutement, pas l’essence de cet Etat.
Malgré l’insistance de certains d’entre nous, il n’y a pas eu un seul déplacement dans les quartiers d’où émergent souvent les futurs djihadistes. Pas de visite dans la moindre mosquée. Aucun imam auditionné, juste un aumônier. Aucun éducateur, aucun associatif travaillant dans ces quartiers n’a été entendu, non plus que des policiers appartenant à la police de proximité. Voilà qui rend ce rapport fortement théorique. Et dangereusement dépendant des analyses à l’emporte-pièce d’une anthropologue-psychologue-déradicalisatrice qui ne mérite peut-être pas tout le crédit qu’on lui accorde.
Pourquoi ne s’être pas directement adressé à des parents de jeunes radicalisés, pour certains fraîchement convertis à l’islam, pour mieux saisir le rôle que joue la religion dans leur embrigadement ? Des experts confirmés, sociologues, anthropologues, historiens, travaillant sur l’islam, sur le Coran et la Tradition, sur les radicalismes, auraient sans doute été plus utiles.
Rien ne justifie le terrorisme. Mais on ne pourra l’éradiquer seulement par la répression. Sans prévention, il n’y a pas de remède. Or aucun des amendements proposés en la matière n’a été retenu. Lutte contre le décrochage scolaire; lutte contre les discriminations à l’éducation, à l’embauche, au logement, au faciès, etc. que subissent les jeunes nés en France dans des familles issues de pays musulmans ou du continent africain; mesures destinées aux quartiers difficiles ; visant à la réorganisation de l’islam de France ; à la formation du personnel du culte musulman – tout cela est tombé. Au motif que le Président de notre assemblée préparait un rapport pour le Président de la République – un rapport qui s’est finalement révélé peu fourni en propositions de cet ordre.
Permettez-moi pour finir, cherEs Collègues, de reprendre – en en subvertissant un peu le sens – la célèbre formule de Rabelais : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Moins technique, plus réflexif, nourri de plus de questionnements, ce rapport eût incontestablement été plus utile à ses utilisateurs éventuels. J’espère en tout cas, qu’en l’état, ce rapport qui a demandé beaucoup d’efforts aux membres de la commission d’enquête, sera utilisé à bon escient – et je le souhaite vivement.
Je vous remercie.