Intervention d’Esther Benbassa lors du débat « Cannabis thérapeutique : un enjeu majeur de santé publique »

Madame la Présidente,

Madame la Ministre,

Mes cher.e.s Collègues,

En France, entre 300 000 et un million de personnes pourraient être concernées par le cannabis thérapeutique. L’usage médical du cannabis n’est pas nouveau. Sa présence était déjà attestée dans le droguier suméro-accadien, en Egypte, de même que dans la médecine indienne et chinoise. Et aujourd’hui, une vingtaine des 28 pays que compte l’Union européenne, 12 pays hors UE et 29 Etats américains autorisent, à différents niveaux, le cannabis à usage médical.

Agnès Buzyn, ministre de la Santé, déclarait elle-même dès mai 2018 : « C’est peut-être un retard que la France a pris quant à la recherche et au développement du cannabis médical. D’autres pays l’ont fait. J’ai demandé aux différentes institutions qui évaluent les médicaments de me faire remonter l’état des connaissances sur le sujet, parce qu’il n’y a aucune raison d’exclure, sous prétexte que c’est du cannabis, une molécule qui peut être intéressante pour le traitement de certaines douleurs très invalidantes. »

Le 10 septembre 2018, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a ainsi annoncé la création d’un Comité scientifique spécialisé temporaire (CSST) sur « l’évaluation de la pertinence et de la faisabilité de la mise à disposition du cannabis thérapeutique en France ». Celui-ci, à la suite de trois auditions, où s’est dégagé un large consensus, a estimé « qu’il est pertinent d’autoriser l’usage du cannabis à visée thérapeutique pour les patients dans certaines situations cliniques en cas de soulagement insuffisant ou d’une mauvaise tolérance des thérapeutiques, médicamenteuses ou non, accessibles ».

Les situations thérapeutiques retenues par les experts pour l’usage du cannabis à des fins médicales sont les suivantes :

– les douleurs réfractaires aux thérapies accessibles ;

– certaines formes d’épilepsie sévères et pharmacorésistantes ;

– le cadre des soins de support en oncologie ;

– les situations palliatives ;

– la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques.

Le Comité souhaite qu’un suivi des patients soit mis en place sous forme d’un registre national pour assurer une évaluation de son bénéfice/risque, qu’une évaluation des effets indésirables soit régulièrement faite par les réseaux de pharmacovigilance et d’addictovigilance, et que la recherche soit favorisée.

De même, le Comité souhaite, pour que l’ensemble de ces propositions soit appliqué, qu’une évolution de la législation soit mise en œuvre.

En raison des risques pour la santé qu’elle comporte, le Comité exclut la voie d’administration fumée et annonce qu’elle dispensera ultérieurement les différentes modalités d’administration.

L’ANSM devrait rendre un avis le 26 juin sur les perspectives françaises en matière de production et de mise à disposition.

Pour soulager leurs douleurs, beaucoup s’en procurent aujourd’hui dans l’illégalité, certains sont condamnés à des peines de prison pour la culture d’un simple plant destiné à soulager leurs souffrances, l’usage thérapeutique de cette plante étant interdit en France. Ce n’est qu’exceptionnellement que les juges du fond retiennent l’excuse de l’état de nécessité.

En attendant l’avis définitif de l’ANSM, les malades ont recours à différentes méthodes de consommation, en premier lieu en fumant du cannabis coupé avec du tabac, qui provoque, en raison d’un taux élevé de THC, un effet psychotrope non adapté à leur situation. L’effet thérapeutique repose en effet sur un équilibre entre les molécules de THC et de CBD.

Lorsqu’ils se détournent du cannabis récréatif, les malades essaient parfois des produits à base de molécules de cannabidiol (CBD). La loi française les interdit également, sauf s’ils sont issus de variétés de chanvre autorisées, des graines et des fibres de ces plantes et non des fleurs et que leur taux de THC est inférieur à 0,2%. Selon les malades, leurs effets avec ce taux ne seraient pourtant pas suffisants pour apaiser les douleurs.

D’autres s’approvisionnent à l’étranger, ce qui représente un coût non négligeable, entre 500 et 2000 euros par mois.

Des personnes malades obligées de se livrer à l’automédication, en pratiquant l’auto-culture ou en se fournissant sur le marché noir, sans suivi médical ni garantie sur la qualité des produits, se placent aussi dans l’illégalité.

Une autorisation de mise sur le marché (AMM) pour le Sativex, un spray sublingual composé d’extraits de cannabis naturel avait été délivrée en 2014. Celle-ci, très restrictive dans ses conditions de prescription, est restée à l’heure actuelle plutôt à l’état théorique. Ce médicament est indisponible faute d’accord sur son prix de vente entre le Comité économique des produits de santé et le laboratoire qui le distribue.

Le cannabis thérapeutique est un enjeu majeur de santé publique. Le Premier Ministre a lui aussi déjà exprimé le souhait d’une réflexion sur sa légalisation.

Une enquête de l’IFOP (pour Terra Nova-Echo citoyen), publiée le 16 juin 2018 montre que 82% des sondés sont favorables à l’usage du cannabis sur prescription médicale, 73% sont convaincus du devoir de l’Etat dans le financement de la recherche sur les usages thérapeutiques du cannabis et 62% considèrent que le cannabis médical doit être enfin accessible sous toutes ses formes, voire remboursable par la Sécurité sociale.

Les patients souffrants attendent que la possibilité de prescrire du cannabis n’incombe pas seulement aux médecins spécialisés afin que leur accessibilité au traitement soit plus large, surtout lorsqu’il s’agit de patients résidant dans des territoires touchés par la désertification médicale. En Europe, seule la Grande-Bretagne s’est orientée pour une prescription par un spécialiste, lorsque la prescription par des généralistes est celle optée par le reste des Etats européens.

Il conviendra de rendre effective la disponibilité du médicament dès sa légalisation, et pour cela il faudrait veiller à ce que le champ de prescription ne soit pas complexe et restrictif et qu’il y ait en l’occurrence une rapide formation publique des médecins habilités à le prescrire et également élargir les situations thérapeutiques retenues par l’ANSM pour l’usage du cannabis médical.

Le remboursement par la Sécurité sociale du cannabis thérapeutique, avec éventuellement le concours des mutuelles, fait partie des revendications des patients.

Dès la légalisation, se poseront le problème de l’approvisionnement et évidemment celui de la production, dont l’économie française devrait profiter. Il est primordial de mettre en place les modalités de production et de transformation. Il est question également de l’approvisionnement entre l’autorisation du cannabis thérapeutique et la mise à disposition des produits issus de la production domestique. Pendant l’année de battement, il sera nécessaire d’importer des produits conformes aux normes de qualité et de respect de l’environnement, en l’occurrence des produits issus de l’agriculture bio.

La distribution devrait se faire en pharmacie, permettant de desservir l’ensemble des territoires.

Il est enfin indispensable d’autoriser différentes formes de préparations issues du cannabis afin de répondre à la diversité des pathologies traitées.

Ne confondons pas cannabis thérapeutique et cannabis récréatif.

Pas plus que l’utilisation des opiacés n’a transformé notre pays en fumerie d’opium, l’autorisation réglementée du cannabis thérapeutique ne devrait conduire à la généralisation des volutes récréatives.

Je vous remercie.