Intervention d’Esther Benbassa lors de la discussion générale sur le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme (15 octobre 2014)

PJL n° 807, 10 :

renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme

 (PROCÉDURE ACCÉLÉRÉE)

– Discussion générale –

Mercredi 15 octobre 2014

Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV

 

 

 

Monsieur le Président,

Monsieur le Ministre,

Monsieur le Président de la commission des lois,

Messieurs les rapporteurs

Mes ChèrEs collègues,

 

Nous examinons aujourd’hui, moins de deux ans après le précédent, un nouveau texte relatif à la lutte contre le terrorisme.

Il se différencie certes du précédent par les mesures qu’il met en place, mais il est tout aussi problématique tant sur le plan de la forme que sur celui du fond.

Le projet de loi de 2012 avait été présenté au Parlement dans le contexte de l’effroyable affaire Merah, et des arrestations des membres d’une cellule terroriste effectuées dans le sillage de l’enquête menée à la suite de l’attaque à la grenade lancée dans une épicerie juive de Sarcelles.

Le contexte actuel est plus lourd encore, avec l’émergence de l’« Etat islamique » – ou plutôt islamiste –, et les progrès irrésistibles de son implantation sur le terrain, dans une région à feu et à sang depuis des années.

Nos concitoyens ont peur, et avec raison.

L’insupportable assassinat de notre compatriote Hervé Gourdel en Algérie et les différentes décapitations d’Occidentaux sont dans tous les esprits. Nous avons tous été touchés au plus profond par ces actes inqualifiables.

Nous le sommes d’autant plus quand nous voyons croître le nombre de jeunes, voire de familles, quittant le territoire national pour rejoindre les djihadistes au Moyen-Orient.

Tout ceci nous impose certes d’agir. Vite, très vite même. Et efficacement.

Mais quand nos libertés fondamentales sont en jeu, il faut pourtant se garder d’agir trop vite et sous le seul coup de l’émotion et de la peur. La volonté de rendre plus efficace notre légitime lutte contre le terrorisme ne justifie assurément pas qu’on brade ces libertés.

Les dispositions en vigueur, déjà très lourdes, ne nous ont pas permis d’échapper aux attentats meurtriers qui sont dans toutes les mémoires.

Et si le nombre inquiétant de nos jeunes partant à l’étranger se former ou combattre dans des conflits armés au sein de groupes terroristes doit certes nous mobiliser, notre objectif devrait être autant de prévenir que de réprimer.

Il ne suffit pas de légiférer. Il faut encore se donner les moyens d’appliquer les textes votés, de dégager les fonds nécessaires, de s’assurer la collaboration de personnels en nombre suffisant et qualifiés en matière de lutte contre le terrorisme.

Il n’importe pas seulement de réagir. Mais aussi de travailler en amont, pour tenter de comprendre pourquoi ces jeunes, y compris nombre de récents convertis à l’islam, se découvrent soudain une vocation de djihadiste.

Beaucoup, dont les parents et les grands-parents ont été humiliés pendant des décennies, ne se voient pas d’avenir chez nous. L’école a échoué dans sa mission d’inclusion, elle a préféré s’intéresser à ceux qui réussissent. Les valeurs de la République peinent à se faire entendre, parce qu’elles ne s’adressent plus à tous les Français. Cet échec est celui de la France, il est aussi celui de l’Europe, incapables d’offrir une vie décente à leurs immigrés, puis à leurs descendants.

Hélas, le fanatisme religieux s’est érigé pour certains en noble cause, même si la mort aveugle en est l’unique horizon. Hier, on partait en Espagne soutenir les Républicains, en Amérique Latine faire la révolution. Aujourd’hui, quelle perspective s’offre-t-elle donc aux énergies bridées d’une jeunesse sans repères ? Le djihad. Le désespoir de ceux qui partent doit être bien grand, quoi qu’ils en disent et quoi que nous en pensions.

Cela étant, que les choses soient bien claires. Le groupe écologiste a toujours été et reste convaincu que la lutte contre toute forme de violence doit être menée sans relâche. Cette conviction, j’ai ici pour mission de la rappeler. De même que notre rejet de toute forme de terrorisme aveugle. De même que notre attachement inconditionnel aux valeurs humanistes que certains tentent précisément de ruiner.

Il n’en est que plus indispensable de se donner les moyens d’inventer des solutions pratiques – et non de pur principe – à l’école, en prison, dans la vie de tous les jours, pour que la laïcité ouverte qui nous rassemble prenne à nouveau tout son sens.

Il convient de développer à nouveau, dans les zones sensibles, une police de proximité, auxiliaire indispensable pour cerner à temps et pour prévenir le basculement de certains de la délinquance dans une forme de radicalité religieuse, pouvant mener au terrorisme.

Il est tout aussi impératif, Monsieur le Ministre, de remédier sans délai, par une action concertée, énergique et efficace, aux effets délétères du grippage de notre ascenseur social et à l’abandon de nos quartiers populaires.

J’ai la certitude que, sans une prise de conscience de ces problèmes, notre combat contre le terrorisme pourrait être perdu d’avance, quel que soit le nombre de projets de lois dont nous pourrions être amenés à débattre.

Par ailleurs, comme l’affirme avec force la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) dans son avis du 14 septembre dernier, « les Etats ne sauraient prendre, au nom de la lutte contre le terrorisme, n’importe quelle mesure jugée par eux appropriée, des lors que cela aboutirait à saper, voire détruire la démocratie au motif de la défendre. C’est « dans le cadre du droit, du droit international comme du droit constitutionnel, que la nécessaire lutte contre le terrorisme doit être menée. Faute de quoi les démocraties ruineraient les principes qui font leur force » ».

Mes chèrEs collègues, je souscris totalement à ces propos. Car la question qui se pose à nous est celle de savoir si le texte qui nous est proposé atteint le juste équilibre entre efficacité de la lutte contre le terrorisme et protection des libertés individuelles qui sont au fondement de notre démocratie.

Pour répondre à cette question, revenons donc au texte, qui n’a pas vocation à réformer notre arsenal juridique en matière de lutte contre le terrorisme, déjà très important, mais entend lutter contre deux phénomènes.

D’une part, le départ de personnes isolées ou en bandes organisées pour les camps d’entraînement au djihad situés le plus souvent, aujourd’hui, en Syrie ou en Irak.

A cet égard, vos services, Monsieur le Ministre, font état de 800 français et résidents français qui seraient en Syrie, en seraient revenus ou souhaiteraient y aller (dont 300 au combat).

D’autre part, la radicalisation de ressortissants français par le biais de sites internet incitant au terrorisme ou en faisant l’apologie.

La lutte contre ces deux phénomènes est organisée, dans le projet de loi, autour de quatre mesures phares.

L’article 1er d’abord, qui créé un dispositif d’interdiction de sortie du territoire.

A première vue, il peut sembler urgent d’empêcher nos concitoyens de rejoindre des groupes terroristes à l’étranger. Il en va de leur protection comme de la nôtre.

La décision d’interdiction de sortie du territoire, telle qu’elle est prévue dans le texte, serait prise par le ministre de l’Intérieur, pour une durée de six mois renouvelable. Elle impliquerait le retrait immédiat du passeport et de la carte d’identité de la personne concernée, contre remise d’un récépissé.

Cette mesure  constitue une atteinte à la liberté d’aller et venir, à la liberté de circulation dans l’espace Schengen, et ne prévoit ni débat contradictoire en amont de la mesure, ni contrôle du juge judiciaire…

L’article 5, en second lieu, créé une infraction d’entreprise individuelle terroriste.

Cette disposition, qui vise à répondre aux phénomènes des « loups solitaires », selon l’expression consacrée, permet de condamner à des peines allant jusqu’à 10 ans d’emprisonnement des individus projetant de commettre seuls des actes terroristes.

Toute la difficulté réside ici dans l’imprécision qui entoure cette disposition. Peut-on vraiment parler de « loups solitaires » ? Part-on un beau matin au djihad sans s’y être préparé, sans avoir noué des liens, sans avoir intégré un réseau, quel qu’il soit ?

Par ailleurs, cette disposition pourrait bien aboutir à une pénalisation de l’intention. Or le principe, en droit français, n’est-il pas celui de l’absence de répression des actes préparatoires et de l’exigence d’un commencement d’exécution ?

L’article 4, par ailleurs, détache les délits de provocation directe à des actes de terrorisme, non suivie d’effet, et l’apologie de ces actes, de la loi sur la presse de 1881 pour les intégrer au code pénal.

Même si la loi de 1881 et particulièrement son régime procédural ont sûrement besoin d’être réformés, ceci mérite certainement réflexion, concertation et justifie surtout une grande précaution.

L’article 9, enfin, prévoit la possibilité de blocage administratif des sites faisant l’apologie du terrorisme.

Le moins que l’on puisse dire, Monsieur le Ministre, c’est que cette disposition a fait l’unanimité… contre elle !

Si l’on considère que le blocage de sites internet relève d’une importante restriction à la liberté d’information, une telle mesure doit être envisagée avec prudence, être proportionnée et efficace. Or il est difficile de considérer ici que l’article 9, qui ne fait pas appel au juge judiciaire, qui ne répond pas à l’objectif d’efficacité (le contournement des blocages est aisé par quiconque ayant des connaissances moyennes en informatique), et qui n’offre aucune garantie de proportionnalité (les risques de surblocage sont massifs), peut être conservé en l’état.

Les dispositions que je viens d’évoquer, ainsi que d’autres dans ce texte, sont indéniablement lourdes de menaces. Appliquées sans jugement ou à mauvais escient, elles sont évidemment susceptibles de porter atteinte aux libertés et droits fondamentaux des individus, que notre droit, pourtant, a pour mission impérative de protéger.

Et, je dois le dire, je ne suis pas plus convaincue aujourd’hui qu’il y a deux ans, que ce qui est soumis à notre vote, permettra de nous protéger contre les Mohamed Merah et les Mehdi Nemmouche de demain.

En l’état, les écologistes considèrent donc que le présent projet de loi ne parvient pas à trouver le juste équilibre entre les exceptions au droit commun qu’il prévoit et la protection des libertés fondamentales.

Vous avez d’ailleurs, Monsieur le Ministre, partagé cette opinion il y a quatre ans à peine lors des débats de la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure dite Loppsi 2 contre laquelle vous aviez voté avec l’ensemble du groupe socialiste.

Ce texte, porté par Messieurs Sarkozy et Hortefeux, contenait également une mesure de blocage administratif des sites internet, mesure contre laquelle vous vous êtes élevé, la qualifiant de liberticide et d’inefficace.

Le groupe écologiste, pour sa part, continue de penser que la mesure que vous défendez aujourd’hui est pour le moins liberticide et probablement pas très efficace.

Nous ne pourrons donc, en cohérence avec ce que nous défendons depuis longtemps, voter ce texte.