Intervention d’Esther Benbassa lors de la discussion générale, en commission mixte paritaire, sur le projet de loi pour l’égalité entre les femmes et les hommes (23 juillet 2014)

Projet de loi:

pour l’égalité entre les femmes et les hommes

– Discussion générale –

Mercredi 23 juillet 2014

Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV

 

 

« Monsieur le Président,

Madame la Ministre,

Mesdames les rapporteures,

Madame la Présidente de la délégation aux droits
des femmes,

Mes ChèrEs collègues,

 

Si les Etats doivent être naturellement en première ligne pour améliorer leur législation dans le domaine de l’égalité femmes-hommes – et je vous sais gré, Madame la Ministre, d’y avoir contribué, par ce projet de loi, pour notre pays –, c’est bien l’ensemble de la société qui doit se saisir de ces questions. Au-delà, c’est encore à chacun et chacune d’entre nous, à son échelle, de contribuer à remettre en cause les stéréotypes de genre (on me pardonnera ce mot !) et les pratiques qui pérennisent les discriminations dont les femmes sont traditionnellement victimes.

La loi ne suffit pas à changer les mentalités, mais elle peut fort heureusement les orienter. Je n’entends pas vous accabler en cette fin de session par le rappel décourageant des chiffres attestant de l’inégalité persistant entre femmes et hommes. Ces chiffres figurent dans maints rapports, y compris celui diligenté par votre Ministère et intitulé « Vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes ».

Qu’on me permette plutôt de revenir sur une question qui, pour diverses raisons, me tient particulièrement à cœur : celle des programmes scolaires. Maintenant que les « ABCD de l’égalité » ont quitté l’école sans avoir eu le temps d’y faire leur chemin, l’élaboration de ces programmes et l’attention qu’il convient d’y apporter sont plus que jamais primordiales. Ce sont ces programmes qui fabriquent un savoir qui, pour le moment, demeure dominé par le masculin.

Prenons l’exemple de l’enseignement de l’histoire, traditionnel pilier idéologique et identitaire d’une nation. L’histoire produit de la mémoire nationale, et façonne la conscience du citoyen en herbe, appelé à contribuer à la cohésion nationale.

Or, nous le savons, l’histoire enseignée dans les écoles  primaires, les collèges ou les lycées a trop longtemps été – reste encore largement – une histoire des événements, de la succession des règnes et des régimes, des conquêtes, des guerres et des batailles. Dans cette histoire-là, la femme est le plus souvent invisible.

Les manuels du primaire faisaient bien place, traditionnellement, à Jeanne d’Arc. Jeanne n’est pourtant grande que parce que pucelle, elle s’efface devant sa mission, le service du roi et de la patrie. Elle n’a aucun pouvoir par elle-même et en outre elle finit en victime. A côté de Jeanne, d’autres héroïnes féminines populaires peuvent bien apparaître. Telle Blandine dévorée par les lions. Encore une héroïne-victime. Viennent ensuite les régentes, en général mauvaises. Elles sont femmes ou mères de rois. Donc elles n’existent pas par elles-mêmes. Peu de femmes créatrices dans ce douteux panthéon. Mme de Sévigné est rarement là. Mme de La Fayette, Mme Vigée-Le Brun ou Camille Claudel ne sont jamais évoquées. Olympe de Gouges, jusqu’à récemment, n’était évoquée que dans un unique manuel.

Dans l’enseignement secondaire, nous avons Marie-Antoinette, vaine et frivole, figure emblématique d’une représentation dépréciée des femmes. Ou alors Charlotte Corday, la violente, type de la mégère. Des femmes dans la révolution industrielle, des femmes ouvrières, on ne parle guère. A croire que la révolution industrielle fut un acte purement viril. Or il suffit de lire Germinal de Zola pour voir comment les femmes, elles aussi, descendaient dans les mines.

Si les manuels récents accordent un peu plus de place aux femmes, le bilan reste toutefois mitigé. Or les manuels reflètent des programmes qui, eux, sont fixés au plan national. Le Rapport « Quelle Place pour les Femmes dans l’Histoire enseignée? » suggère des remèdes  pour pallier cette absence. Enoncés en 2004, ils ne sont pas encore pris au sérieux comme ils le devraient.

Quant à l’enseignement de la géographie, aussi bien dans les programmes que dans les manuels scolaires, la présence féminine y est bien discrète. Cette discipline, qui devrait contribuer à la connaissance du monde, ne fait pas de distinction entre femmes et hommes, utilisant le terme générique d’hommes.

Sur cinq manuels pris comme échantillon, quatre présentent des femmes sur leur couverture. Il s’agit essentiellement de femmes au travail dans les milieux ruraux des pays du « Sud ». Elles s’y adonnent au  travail de la terre ou dans les rizières, au soin des bêtes, à la préparation de repas, à la garde des enfants. Ce sont des femmes exotiques, de pays lointains.

Et lorsque l’on met en avant  des femmes modernes occidentales, elles sont représentées dans des moments de détente et associées, sauf exception, au passé, au bien-être, aux vacances. A y regarder de près, on se demande si toutes ces femmes ne sont pas entretenues pour avoir un tel mode de vie…  L’image donnée est nettement partielle et partiale. Alors même que les programmes de géographie sont censés répondre à des objectifs politiques – au sens noble de ce mot – liés à la construction même du projet républicain.

On pourrait évidemment étendre cette enquête à l’enseignement d’autres disciplines. Et là encore on découvrirait que les modèles positifs de femmes proposés à l’étude – et à l’imitation ! – des élèves ne sont pas si nombreux. Or de tels modèles sont essentiels pour orienter les jeunes gens et les jeunes filles, en donnant confiance en elles aux secondes, et en amenant les premiers à les voir, dès l’école primaire, comme leurs égales.

Il reste donc encore beaucoup à faire. Ce projet de loi est un précieux jalon, pas une fin en soi, ni un aboutissement. C’est donc en ayant clairement conscience que le combat doit continuer que le groupe écologiste le votera. »