Intervention d’Esther Benbassa en séance lors de la discussion générale sur la proposition de résolution sur la reconnaissance de l’État de Palestine (11 décembre 2014)

PPR n° 151 :
sur la reconnaissance de l’État de Palestine
– Discussion générale –
Jeudi 11 décembre 2014
Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV

 

 

 

 

 

Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire d’Etat,
Monsieur le Président de la commission des affaires étrangères,
Mes ChèrEs collègues,

En une période de montée des nationalismes et d’antisémitisme virulent, dans cette Europe de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, les promoteurs du sio-nisme eurent pour objectif de normaliser l’existence juive et de la sécuriser. Cherchant une solution à la « question juive », ils n’en créèrent pas moins une « question arabe ». Martin Buber, le grand penseur juif allemand, rapporte à cet égard une anecdote étonnante : Max Nordau, intellectuel du mouvement sioniste naissant, bras droit de Herzl, apprenant soudain la présence en Palestine d’une population arabe, se serait précipité chez Herzl, affolé, pour lui dire : « Je ne le savais pas ! Si cela est vrai, nous commettons une injustice ! ».

Herzl, ses amis, ses successeurs, imprégnés par l’idéologie coloniale du XIXe siècle, s’imaginèrent qu’en apportant les bienfaits de ce qu’on appelait alors la « ci-vilisation », ils réussiraient à convaincre les Arabes de Palestine d’accepter une implantation juive massive. Le roman d’anticipation de Herzl, Altneuland (« Terre an-cienne, terre nouvelle »), paru en 1902, décrit une Pa-lestine imaginaire vingt ans après la constitution d’un Etat juif. Il a son héros arabe, Rachid Bey, à qui il fait dire, naïvement : « L’immigration juive fut une bénédiction pour nous. »

Et pourtant, dès 1891, le publiciste juif russe Ahad Ha-Am avait lancé une claire mise en garde : « il ne faut pas nous cacher que nous allons vers une guerre difficile. » La revendication d’un « droit historique » sur la terre de Palestine, terre biblique, terre des pères fondateurs du peuple juif, n’en occulta pas moins longtemps, aux yeux de ses promoteurs, la réalité d’une présence arabe qui pouvait, elle, se prévaloir d’un « droit national », tout aussi légitime, sur cette même terre.
On ne reviendra certes pas en arrière. L’Etat d’Israël est né, en 1948, et nul ne songe à contester son droit à l’existence et à la sécurité. Ce qui, pour beaucoup de Juifs, après l’épreuve tragique de l’extermination, a mar-qué le temps d’une renaissance, a bel et bien ouvert, pour les Palestiniens, le temps du déracinement. Puis de l’occupation, à partir de 1967.

Martin Buber, en 1930, le disait déjà, à sa façon. L’objectif n’est pas « une cohabitation l’un contre l’autre » ‒ mais une « cohabitation en commun ». Buber rêvait alors d’un Etat binational, peu en rêvent encore aujourd’hui. Yitzhak Rabin, en 1993, lors de la signature des accords d’Oslo, déclarait plus humblement : « Notre destin nous force à vivre ensemble, sur le même sol, sur la même terre. »
Deux Etats indépendants, démocratiques et contigus, sur la même terre ? Oui, car c’est bien là la seule issue à des décennies de déni mutuel, de guerres meurtrières, de destructions et de souffrances. La seule issue à des décennies d’occupation dévastatrice pour l’occupé. Dé-vastatrice aussi, en un autre sens, pour l’occupant.
La paix se construit sur des décombres. N’abandonnons pas le terrain aux extrémistes des deux bords. Messia-nisme et irrédentisme conduisent inéluctablement au désastre. Opposons à la violence et au terrorisme un discours de raison. Et agissons avant que la naissance d’un Etat palestinien viable devienne tout simplement impossible.
En 1976, Yeshayahou Leibowitz, penseur israélien reli-gieux et iconoclaste, écrivait : « Il se peut que l’histoire des relations israélo-arabes de ces dernières décennies soit un « chaos irréparable ». D’évidence, dans la situation créée à la suite de la conquête par les Juifs de tout le territoire de la Palestine au cours de la guerre des Six-Jours, il est impossible que les Juifs et les Arabes en viennent à s’entendre pour la partition du pays entre les deux peuples et qu’ils le fassent de leur plein gré. C’est pourquoi il faut souhaiter une solution imposée aux deux parties par les superpuissances. »

Je ne crois pas, pour ma part, à la toute-puissance des « superpuissances ». Je crois pourtant que nous pou-vons, que nous devons peser. Et que voter la présente résolution en est un moyen.

J’ai vécu de longues années en Israël. J’ai consacré nombre de mes travaux de recherche, comme universi-taire, à l’histoire du peuple juif et à celle du sionisme. Je suis profondément attachée à ce pays. Je n’en suis pas moins consciente de la tragique injustice faite au peuple palestinien, j’ai vu, de près, les terribles souffrances, les humiliations quotidiennes, et la désespérance.

Aujourd’hui, c’est en citoyenne, en élue de notre Répu-blique et en écologiste que je m’exprime. Les écolo-gistes, dont je porte la parole, voteront unanimement cette proposition de résolution, dont ils sont tous signa-taires. Ils savent en effet que nous avons tout à perdre à laisser fructifier dans notre pays les amalgames, les dé-fiances réciproques, les identifications malsaines. Et que nous avons tout à gagner, en revanche, à dire clairement ce que nous dicte notre exigence de justice pour là-bas.

N’écoutant que la voix de notre conscience, et quelle que puisse être par ailleurs notre sensibilité politique, n’hésitons pas, cherEs Collègues, à appeler le gouver-nement de la France à reconnaître, enfin, l’Etat de Pa-lestine.

Je vous remercie.