Texte de la commission n° 38 (2015-2016) déposé le 7 octobre 2015
Proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel
(deuxième lecture)
– Discussion générale –
Mercredi 14 octobre 2015, 6 minutes
Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV
Monsieur le Président,
Madame la Ministre,
Mes chèrEs collègues,
Puis-je ouvrir mon intervention par un bref rappel ? Bien avant que cette PPL ne soit à l’ordre du jour, le Sénat avait déjà abrogé le délit de racolage en votant le 28 mars 2013 la PPL que j’avais déposée au nom du groupe écologiste. Le texte de la PPL dont nous débattons à nouveau aujourd’hui, tel qu’il est sorti de notre Commission spéciale, comporte, fort heureusement, cette abrogation. Et il n’intègre pas, par ailleurs, une mesure controversée : la pénalisation des clients, qui aurait demain les mêmes effets dévastateurs qu’hier la création du délit de racolage. De cela, la majorité des membres du groupe écologiste se réjouit.
De fait, dès sa première mouture, un tel texte aurait dû avoir pour seuls objectifs : 1) l’abrogation du délit de racolage ; 2) la mise en place d’un véritable accompagnement des personnes prostituées souhaitant effectivement sortir de la prostitution (étrangères comprises) ; 3) une relance efficace du combat contre la traite des personnes prostituées et contre le proxénétisme.
Tout en reconnaissant l’importance de la sensibilisation dès le plus jeune âge au fait que le corps des femmes n’est pas une marchandise, et que la sexualité ne se réduit pas à l’achat des corps ni ne peut en impliquer la domination par la contrainte, on ne peut que déplorer que trop de responsables politiques abordent toujours la prostitution sous l’angle de prétendues valeurs morales, et que la santé, la sécurité et la dignité des personnes prostituées n’aient pas été, jusqu’ici, les préoccupations premières du législateur.
Même si, aujourd’hui, elle se déploie au nom d’une émancipation (forcée) de la femme, cette approche « moralisatrice » n’est pas nouvelle. Relisez, cherEs collègues, Les filles de noce : misère sexuelle et prostitution aux XIXe et XXe siècle, un ouvrage publié en 1978 par Henri Corbin, et qui décrit notamment le processus par lequel la prostitution, d’objet de tolérance, est devenue un objet de prohibition.
Au début de la IIIe République, déjà, le problème était au cœur du débat de société – et de la vie littéraire ! Huysmans, Edmond de Goncourt, Zola publient, presque en même temps, des romans qui lui sont consacrés. « Une menace est alors soulignée, écrit Corbin, […] : la femme vénale fausse les mécanismes de la mobilité sociale. Il est des carrières fulgurantes, au sein de la prostitution, qui non seulement contreviennent au désir d’ordre moral mais sont à l’origine de fortunes colossales… »
La connaissance clinique de la syphilis rend alors la prostitution inquiétante à un autre égard encore : on craint que la santé et l’avenir des jeunes générations ne soient gravement compromis. Pour le coup, ici, le contraste est patent avec notre époque. Qui s’est soucié, hier, des conséquences sanitaires de la création du délit de racolage ? Et qui, aujourd’hui, de celles qu’aurait la pénalisation des clients ? Certes, il ne s’agit là que de la santé des prostituées elles-mêmes. Ça, ça peut passer après la morale…
Le parcours du texte dont nous débattons, victime au fil des navettes de réécritures contradictoires, voire incohérentes, traduit la difficulté à mettre d’accord, s’il est possible, libéraux, prohibitionnistes, et autres abolitionnistes. Certaines associations, enracinées dans un terreau catholique, ressemblant fort aux ligues de moralité d’antan, pèsent de tout leur poids. C’est qu’il y a beaucoup à gagner dans cette affaire : les subventions d’Etat, notamment, pour l’accompagnement des prostituées dans le parcours de sortie de la prostitution. D’autres associations, non abolitionnistes, celles qui, jusque-là, suivaient les prostituées en prenant en charge leur santé ou en leur offrant un soutien psychologique, ou simplement en faisant des maraudes, pour distribuer café chaud et préservatifs, peuvent en revanche s’inquiéter de ce qui se profile.
Le mouvement des prostituées qui émergea en 1975 exigeait déjà, pour les prostituées travaillant à leur compte, payant leurs impôts et ne dépendant pas d’un proxénète (elles représenteraient aujourd’hui 20% de la prostitution) :
1) la reconnaissance de l’existence légitime du couple prostitutionnel, fondé sur un libre accord ;
2) le droit de choisir librement son partenaire ;
3) l’émancipation de toutes les formes de proxénétisme ;
4) la reconnaissance de la diversité des fonctions de la prostitution.
À la suite de ce mouvement, M. Giscard d’Estaing commanda un rapport à Guy Pinot, premier président de la Cour d’appel d’Orléans. Que préconisa ce rapport, hélas mis dans un placard ? Juste que les prostituées soient, dans la société, des femmes comme les autres et des contribuables comme les autres. Juste qu’il soit mis fin aux faux-semblants et à l’hypocrisie, puisque la prostitution en France est à la fois légale et réprimée.
Qu’exiger d’autre aujourd’hui ? Aidons celles qui le souhaitent à quitter la prostitution, luttons contre le proxénétisme, oui. Mais cessons de stigmatiser ces femmes, mes sœurs, nos sœurs, comme si elles étaient des délinquantes, ennemies irréductibles de notre facile « vertu » de nantis.