De quoi a bien pu mourir Théo S., 28 ans, mystérieusement mort dans sa petite cellule à la prison de Fresnes (Val-de-Marne) ? Aucun signe de suicide ou de lutte n’a été retrouvé sur son cadavre, découvert le 11 janvier. L’autopsie n’a pour l’heure rien révélé de plus. Depuis son incarcération, un mois plus tôt, le jeune homme a traversé plusieurs crises psychotiques aiguës. Ses troubles mentaux auraient-ils été pris à la légère ? Enquête.
Un prisonnier a perdu la vie, au centre pénitentiaire de Fresnes (Val-de-Marne), dans des circonstances troubles. Vers 11 heures du matin ce 11 janvier, alors qu’ils viennent l’extraire de sa cellule pour le conduire au tribunal correctionnel de Créteil, les surveillants du quartier disciplinaire découvrent le corps sans vie de Théo S., 28 ans. « Il n’y avait aucun signe de suicide. Il ne s’était pas pendu, n’avait pas ingurgité de substance particulière… », s’étonne Jimmy Delliste, directeur des prisons Fresnes.
En effet, dans cette cellule exiguë et solitaire, les agents de la pénitentiaire ne trouvent autour du corps ni traces de sang, ni signes de lutte, ni corde autour de son cou. De quoi Théo S. a-t-il bien pu mourir ? Ce jeune détenu tumultueux venait à peine d’arriver. Il avait été incarcéré le 2 décembre, un mois plus tôt, pour violation de son assignation à résidence. Une autopsie du corps, réalisée dans le cadre d’une enquête du parquet de Créteil sur les causes de sa mort, n’a encore rien permis de conclure de plus. Si ce n’est d’exclure de manière quasi-certaine plusieurs scénarios, comme la rupture d’anévrisme ou les coups mortels. Des expertises anatomo-pathologiques doivent encore être réalisées, mais leurs résultats ne seront connus que dans plusieurs semaines. Selon une source judiciaire, le scénario « le plus probable » serait qu’il aurait ingéré de lui-même des médicaments, sans présence d’un tiers. Mais pourquoi, et où les aurait-il eus ?
DE MULTIPLES INCIDENTS
Cet épais mystère a interpellé Esther Benbassa. Usant de son droit de visite spécial, la sénatrice écologiste de Paris, récemment exclue du groupe EELV, s’est rendue dans cette prison mal-aimée du Val-de-Marne le 24 janvier pour enquêter. Marianne a pu l’accompagner. Deux semaines après les faits, au premier étage du vieux bâtiment D, la cellule 171 où logeait Théo S. est encore sous scellés. Un ruban adhésif en travers du judas et une feuille d’avertissement sur la porte (« Cellule bloquée ») évoquent le drame qui s’est noué ici. « Est-ce qu’il posait problème ? », s’enquiert la sénatrice Benbassa auprès du directeur Delliste dans la coursive. « Il avait un comportement… singulier répond le fonctionnaire. Il avait fait plusieurs séjours dans les unités psychiatriques. Il avait un potentiel de violence, était virulent avec les [surveillants] hommes. Le contact avec les femmes était plus apaisé. »
En raison de cette agressivité, selon une note interne à la prison que Marianne a pu consulter, Théo S., écrou n° 1017976, faisait l’objet d’une « gestion sécurisée ». En fait d’un protocole strict : sa cellule ne pouvait être ouverte que par deux agents et un gradé en même temps, tous munis de gilet pare-lame ; il devait être palpé ; sa cellule devait être minutieusement fouillée tous les jours, preuve de l’attention toute particulière à laquelle était soumis ce détenu. Enfin, comme le prévient le même document signé de la main du directeur : « Tout incident devra sans délai être rapporté. »
Et incidents il y a eu. À en croire des agents pénitentiaires, Théo S. leur fonçait dessus dès qu’ils entrouvraient la porte de sa cellule. Début décembre, il manifestait déjà des signes de psychose aiguë. Le jeune homme vivait nu dans sa cellule, hurlait, soliloquait face au mur, imitait des comportements d’animaux… En raison de ces troubles du comportement, un médecin du CHU Bicêtre exige son internement psychiatrique. « Il représente un danger pour lui-même et pour autrui », alerte ce praticien sur un certificat médical en date du 14 décembre que Marianne a pu consulter. Théo S. finit par être interné au centre hospitalier Paul-Guiraud de Villejuif, sous surveillance constante, du 17 au 20 décembre.
Mais, une fois les 72 heures passées, un médecin-psychiatre réclame son départ de l’unité psychiatrique. Le certificat médical précise « sans consentement du patient » ce qui signifie que Théo S. n’y était lui-même pas favorable. En s’opposant à son retour en cellule, savait-il au fond de lui que sa crise n’était pas terminée ? Que sa psychose allait de nouveau le malmener ? Un arrêté préfectoral, signé le lendemain par la sous-préfète de Créteil, Faouzia Fekiri, demande en tout cas son transfert « sans délai » dans l’établissement pénitentiaire. Selon l’agent de l’Etat, « l’état de santé du patient permet la levée de sa mesure de soins psychiatriques ». Ce sera chose faite le jour même.
« IL Y A EU UN COUAC »
De retour à Fresnes, le jeune homme contracte le Covid-19 et doit être placé à l’isolement plusieurs jours. Puis, début janvier, à en croire ses codétenus, son état empire. « La nuit, il criait des choses incohérentes. Il a vomi sur ses habits, faisait pipi sur lui », affirme son voisin de cellule, interrogé par la sénatrice Esther Benbassa. Selon lui, Théo S. ne parlait plus qu’en hurlements et onomatopées. « Il était bien portant au départ, mais du jour au lendemain, sa santé mentale s’est dégradée témoigne un autre codétenu. La nuit, il pétait un plomb, il criait en tapant sur les murs, sur la fenêtre… Et ils n’ont rien fait. Ils l’ont laissé comme ça. Sa place n’était pas ici, mais en HP ! Ce n’était pas un suicide, mais ils l’ont laissé mourir dans sa cellule. »
Si le directeur de la prison soutient avoir fait des signalements au sujet de Théo S. au Service médico-psychologique régional (SMPR) de Fresnes, il n’y a eu, malgré ces folies diurnes et nocturnes, aucune suite à ces alertes. « Il y a eu un couac », s’agace une source syndicale de la prison. Il se murmure qu’à ce moment-là, le SMPR aurait manqué de place. « Il a dû décompenser. Il y a un vrai problème au niveau des soins psychiatriques dans les centres pénitentiaires. Il faut plus de lits ! », tonne Esther Benbassa.
Sinistre enchaînement, le jour où Théo S. décède, il doit comparaître devant le tribunal correctionnel de Créteil pour refus d’empreintes ADN et non-respect de son pointage au commissariat « prescrit par le ministère de l’Intérieur pour prévenir la commission d’actes de terrorisme ». Au début de l’audience, la juge de la 12e chambre correctionnelle prononce cette phrase tout de go : « Le jugement ne pourra pas avoir lieu car le prévenu a été retrouvé mort dans sa cellule ». La mère de Théo S., qui se trouve à ce moment-là dans le prétoire, fait un malaise. Elle n’était pas encore au courant.
Au lendemain de cette mort sans cause apparente, Daniel S., son frère cadet, va à la rencontre d’une responsable de la prison et l’interroge. La pénitentiaire a-t-elle tardé à prendre en charge son frère ? N’a-t-elle pas pris ses troubles psychiatriques au sérieux ? « Il simulait un état de folie », lui réplique cette responsable. « C’était pas une simulation du tout, s’énerve Daniel S., contacté par Marianne. Il éprouve des troubles psychiatriques et de la personnalité depuis 2014 ! Qu’on puisse remettre ça en question c’est un problème. Ça nous bouffait la vie. Et quand ça arrive, la seule solution c’est de l’hospitaliser pendant plusieurs semaines. » Ainsi que de lui prescrire tranquillisants et antipsychotiques.
RECEL D’APOLOGIE D’ACTES DE TERRORISME
« Par le passé, il avait déjà eu des cris, des épisodes mégalomaniaques, atteste Daniel D., mais jamais il n’a manifesté de violences envers lui-même ou d’autres personnes. » Même si ces derniers mois, la folie l’a emporté plusieurs fois, ce qui provoquera son incarcération. Ainsi, en novembre, énervé par la remarque d’un guichetier d’une station-service de Mantes-la-Jolie, Théo S. saccage les lieux et jette le contenu des rayons à terre. Quelques jours plus tard, des policiers arrivent aux aurores au domicile de sa mère, à Villeneuve-la-Garenne, et enfoncent la porte. Théo S. est par la suite assigné à résidence mais enfreint cette mesure de contrôle. Il est alors incarcéré et convoqué devant le tribunal.
Bien qu’elle n’ait pas empêché son décès, la grande attention à laquelle était soumis Théo S. résulte aussi d’une condamnation pour « association de malfaiteurs terroristes ». Un jour, sur une clé USB saisie dans sa cellule alors qu’il purgeait sa peine, des agents découvrent des vidéos à la gloire d’un groupe terroriste. Poursuivi pour « recel d’apologie d’actes de terrorisme », il est condamné à quatre années de réclusion. Mais Patrice Spinosi, son médiatique avocat, ne l’entend pas de cette oreille et décide de porter l’affaire jusque devant la Cour de Cassation, plus haute juridiction de France. En juin 2020, Théo S. avait été relaxé.