Eva Joly binationale ? La droite bloquée au stade du terroir, par Esther Benbassa (Libération, 19 juillet 2011)

Le tollé suscité par la déclaration d’Eva Joly, demandant à ce que le traditionnel défilé militaire du 14 Juillet sur les Champs-Elysées soit remplacé par un «défilé citoyen», est un de ces accès de xénophobie désormais habituels pendant les mois d’été. L’année dernière, c’étaient les Roms et les gens du voyage. Nulle fatalité, ici, seulement le constat de la cristallisation de l’identité nationale comme thème politique majeur de la droite dite républicaine.

La proposition d’Eva Joly n’est pas une nouveauté. On peut penser que le moment n’était pas bien choisi pour la réitérer, lorsque six soldats français venaient de mourir en Afghanistan. C’est d’abord pour cette raison, mais aussi pour ne pas heurter les Français, futurs électeurs, que la gauche a marqué sa réserve. Cette maladresse mise à part, on peut déplorer que la droite et l’extrême droite aient saisi l’occasion pour proférer des propos relevant de la pire xénophobie à l’encontre la candidate à la présidentielle d’Europe Ecologie-les Verts, la désignant comme ennemie intérieure au seul motif qu’elle était d’origine étrangère. Les efforts déployés pour supprimer la binationalité ayant échoué, on s’en est consolé en faisant d’Eva Joly, la Franco-Norvégienne, la cible du moment et en promouvant bruyamment l’un des vestiges du nationalisme d’antan.

Les défilés du 14 Juillet sont devenus le symbole de l’unité nationale et du redressement militaire après la Première Guerre mondiale avec celui de 1919, l’institution du 14 Juillet comme fête nationale remontant elle à 1880. Si, jusqu’en 1919, on s’est passé de défilé militaire sur les Champs-Elysées, pourquoi serait-il interdit de poser la question aujourd’hui ? Le débat n’aurait pas été inutile, même si le timing n’était pas approprié.

On sait combien les symboles nationaux ont la vie dure. Pourtant, on n’avait pas jusqu’ici attaqué avec autant de violence ceux qui s’offusquaient régulièrement de ces parades militaires. L’an dernier, les élus verts de la mairie de Paris avaient soulevé la question de leur suppression pour faire des économies en cette période de restrictions budgétaires et pour des raisons écologiques. Et cela n’avait pas fait tant de bruit.

Norvégienne d’origine et donc suspecte aux yeux des Français de «souche», Eva Joly pouvait être facilement prise à partie pour manque de patriotisme envers son pays d’adoption. Dreyfus aussi, s’il n’avait pas été juif, n’aurait probablement pas suscité autant de haine. Certes, fort heureusement, Eva Joly n’a pas encore subi les tribulations du capitaine et la comparaison a ses limites. Mais le mécanisme est le même : c’est parce qu’elle incarne l’étrangère naturalisée, jamais entièrement française malgré ses cinquante ans de séjour sur notre sol et ses nombreuses années passées au service de la magistrature – grande institution nationale s’il en est -, qu’Eva Joly sert d’alibi à un nouveau sursaut de la vague nationaliste et xénophobe qui agite depuis un certain temps la France et l’Europe. Dreyfus, en son temps, fut aussi un alibi, celui d’une campagne nationaliste et antisémite dont les maîtres à penser étaient Maurice Barrès et Charles Maurras.

Le thème du «cosmopolitisme», alors synonyme de déracinement, d’incapacité à s’identifier à une terre, à une culture, à une patrie dont les intérêts devaient primer sur tous les autres, s’installera à partir des dernières décennies du XIXe siècle, favorisé par le climat antisémite qui commence à régner en France. Cosmopolite était en fait l’autre nom du juif. Le mot a quasiment disparu en raison de sa connotation négative, mais apparemment pas le soupçon, ni l’accusation. Les récents débats sur la binationalité – qui ciblaient plutôt les Arabo-musulmans – rappelaient déjà ceux que suscita le cosmopolitisme de ces temps sombres.

Eva Joly, européenne, non juive, non musulmane, n’aura pas échappé à la vague d’un nationalisme qui, chérissant l’«entre-soi», n’hésite jamais à élargir le champ de sa xénophobie. A entendre François Fillon qui, depuis Abidjan où il se trouvait, déclare que «cette dame n’a pas une culture très ancienne des traditions françaises, des valeurs françaises, de l’histoire française», on ne se trompe pas. On dirait du Barrès sans le lyrisme. Le culte de la terre et des morts n’est pas loin. Au fond, ce que M. Fillon reproche à Eva Joly, c’est de ne pas avoir ses racines dans cette terre-ci et de n’y avoir pas ses morts. Ni sa naturalisation ni le fait qu’elle partage depuis un demi-siècle l’histoire de ce pays ne comptent. Il lui manque le terroir.

Ce qui ressort de tout cela, c’est qu’aux yeux de certains on ne peut jamais devenir français. La France n’appartiendrait qu’à ceux qui sont réputés y avoir vécu de toute éternité. Comme si la mondialisation et les moyens de transport et de communication modernes n’avaient rien changé à la France d’autrefois, où l’on mourait là où l’on était né. Et comme si l’exode rural, entamé au XIXe siècle, n’avait pas depuis longtemps érodé un ancrage de plus en plus imaginaire. A vrai dire, il ne suffit même plus de naître en France pour être Français. Les Arabo-musulmans nés en France, citoyens de ce pays, ne sont toujours pas considérés comme des Français à part entière, même lorsque les aïeux de certains d’entre eux ont versé leur sang pour ce pays.

Les propos de M. Fillon divisent la France au lieu de l’unir. En 1898, dans son «J’accuse», Zola – «l’Italien» – stigmatisait l’exploitation faite des passions antisémites. Aujourd’hui, on assiste à l’exploitation faite des passions nationalistes par une droite que le FN a mise au pas, et qui, pour rattraper Marine Le Pen, s’ingénie à inoculer le poison xénophobe à une population à qui elle n’a rien d’autre à offrir pour améliorer son quotidien qu’une idéologie datée. La gauche française est en grande partie née des turbulences de l’affaire Dreyfus. Espérons qu’elle sortira renforcée de cette campagne et qu’elle arrivera au pouvoir unie, avec de vraies propositions. Si Eva Joly, à ses dépens, a servi à ce renforcement et à ce sursaut, ce sera tant mieux. On n’avait pourtant pas besoin d’une «affaire Joly». L’affaire Dreyfus nous aurait amplement suffi.