Les deux derniers meetings d’Erdogan, samedi à Ankara et dimanche à Istanbul, leurs dizaines de milliers de supporters venus (amenés) de toute la Turquie et les discours enflammés d’un Premier ministre fort de ses scores électoraux n’augurent rien de réjouissant pour les jours à venir.
Une violence rare
La répression à Taksim, samedi soir, à la suite d’un premier meeting qui a donné des ailes à Erdogan, a dépassé les limites de la place historique pour s’étendre aux quartiers résidentiels, vers le nord de la place. Les attaques aux canons à eau et au gaz lacrymogène ont fait des centaines de blessés à Istanbul même. Les forces de l’ordre ont poursuivi les blessés jusque dans les hôtels de tourisme où ils s’étaient repliés pour échapper à une violence policière d’une rare intensité. La circulation entre l’Asie et l’Europe avait été stoppée, les soutiens des manifestants traversaient à pied les ponts pour les rejoindre. Les médias étant censurés, seule une chaîne privée permet de suivre ce qui se passe. La communication se fait par les réseaux sociaux. On ne connaît pas le nombre exact de décès à Ankara et à Istanbul, ni celui des personnes arrêtées (évalué à plusieurs centaines). Des centaines de blessés n’ont pu recevoir de soins médicaux, la police ayant interdit l’accès des ambulances à Taksim. On évoque même l’arrestation de médecins ayant voulu porter secours à des blessés réfugiés à l’hôtel Divan. La nuit de samedi à dimanche a été spectaculaire et d’une exceptionnelle brutalité.
Une rhétorique qui pousse au meurtre
Dans les colonnes du journal de l’AKP, Yeni Safak (Nouvelle Aube), les articles rapportant les discours d’Erdogan sont tout à fait de nature à exciter la colère de ses troupes. On ne se soumet qu’à Dieu et non à ces manifestants provocateurs qui ont mis à sac les commerces autour de Taksim ! Ce sont les personnes de cette sorte qui ne laissent pas les filles se voiler, qui empêchent la création d’écoles religieuses, qui interdisent aux étudiantes voilées l’entrée des universités. Les manifestants auraient violé une fille voilée, auraient molesté des femmes voilées avec leurs bébés, seraient entrés chaussés dans les mosquées, y auraient bu de l’alcool…
Le Premier ministre implore Dieu de préserver l’unité du peuple, appelle à résister par la prière. Comment ses discours incantatoires ne pousseraient-ils pas nombre de ses fidèles à combattre pour un islam odieusement bafoué par les manifestants ? Ce jeu est dangereux, pourtant. Les risques d’affrontement sont réels. Et l’on aurait vite fait de basculer dans la guerre civile.
Obsession complotiste
La rhétorique de Yeni Safak oscille entre les formules religieuses appelant Dieu à la rescousse et celles, plus classiques, du nationalisme traditionnel. Et il s’en prend depuis un moment au « lobby du taux d’intérêt » (faiz lobisi). Derrière, il y a le Juif et l’Israélien, bien sûr. Le 16 juin, le journal de l’AKP évoque un think tank américain, soutenu par l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee), un groupe de pression pro-israélien, qui, il y a trois mois, aurait organisé une réunion visant à trouver les moyens de faire descendre dans la rue la jeunesse apolitique de Turquie. Erdogan aurait été au courant de l’émeute qui se préparait à Istanbul dès ce moment-là. Sic.
Les néoconservateurs juifs américains seraient en fait les chevilles ouvrières de ce qui est présenté comme un véritable complot. Au nombre des comploteurs, Donald Rumsfeald (sic), Paul Wolfowitz, Bernard Lewis, Elliott Abrams, Richard Perle, etc. Le lobby (pro-)israélien aurait lancé cette offensive pour « se venger » de l’affaire du Mavi Marmara, ce bateau battant pavillon turc qui, en 2010, avait tenté de forcer le blocus de Gaza et que les Israéliens avaient attaqué pour l’empêcher d’accoster. Et l’annonce parue dans le New York Times pour soutenir les manifestants du parc Gezi aurait été payée par la boîte pharmaceutique à capital juif Rafagen. Re-sic.
Ce ne serait d’ailleurs pas la première fois que le lobby néoconservateur fomenterait des complots en Turquie. Le journal évoque tantôt le Hudson Institute, tantôt le American Enterprise Institute (AEI). Mais il n’y a pas qu’eux. Le lobby arménien de Los Angeles et de San Francisco, qui va commémorer bientôt le 100e anniversaire du génocide arménien et qui aurait commencé à récolter des fonds pour cette commémoration, aurait tenu cette année rien moins que 51 réunions avec le lobby juif… Re-re-sic.
Erdogan défie l’Europe
On imagine avec quelle inquiétude les minorités juive et chrétiennes, en Turquie, suivent de tels développements. Mais au-delà de cette dérive complotiste digne des Protocoles des Sages de Sion, ce faux qui dopa l’antisémitisme du début du XXe siècle, c’est l’Europe, et au-delà l’Occident, que défie Erdogan, en opposant une fin de non-recevoir à ses appels à la retenue.
Le « sultan vert », autoritaire et suspicieux, tente de rassembler les masses qui ont voté pour lui et à qui l’on apprend patiemment à détester l’Occident ainsi que les Turcs qui vivent à l’occidentale dans le pays (qui ne sont pourtant pas moins musulmans que les autres, et qui ne renient nullement un islam que, d’ailleurs, ils peuvent ou non pratiquer). Si la coupure, encore récemment, ne semblait pas tout à fait nette entre ces deux composantes de la population, aujourd’hui le paysage semble moins brouillé.
Ces jeunes éduqués, issus de la classe moyenne ou de la classe moyenne supérieure, qui connaissent l’Occident où parfois ils ont fait leurs études, ont voulu dire non à la politique autoritaire et liberticide d’un Premier Ministre qu’ils appellent parfois « One minute », en souvenir de cet épisode de 2009, à Davos, quand M. Erdogan avait demandé avec insistance « une minute », avec les deux mots d’anglais qu’il connaît, pour évoquer la question palestinienne devant Shimon Peres.
En fait, tout sépare cette jeunesse polyglotte en colère et un Erdogan issu d’un des quartiers les plus populaires d’Istanbul. Erdogan a essayé de conquérir les populations pauvres et peu éduquées des villes et des villages en passant par un islam social et généreux, et il y a réussi. La prospérité économique, qui a aussi bénéficié aux plus modestes, a fait accepter un moment aux classes moyennes et supérieures son régime d’un autre temps et son islam conservateur, sans pour autant qu’elles considèrent avec bienveillance les nouveaux seigneurs de l’économie formés dans son entourage, qui grignotaient avec appétit l’espace économique du pays.
Il se pourrait bien, aujourd’hui, que le modèle d’une démocratie islamo-conservatrice turque ait vécu. Peut-être n’a-t-il jamais vraiment existé. Peut-être ne s’agissait-il que d’un simulacre qui n’a tenu que tant que vivait l’espoir d’une entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Une entrée éminemment souhaitable, et qui a longtemps été souhaitée par une grande partie de la société turque.
Tout annonce désormais une aggravation de la situation dans une confrontation qui est aussi celle de classes opposées. Ce lundi, les syndicats appellent à la grève générale. L’Europe et les formations politiques européennes ont le devoir de suivre de près l’évolution des choses. La suite pourrait hélas se révéler sanglante. L’armée, décapitée de ses chefs, remplacés par de nouveaux, proches du régime, est en état d’alerte et elle risque d’intervenir pour mater les rebelles. Même si la tension baisse un moment sous le coup de la répression, et que les manifestants rentrent finalement chez eux comme le proposent certains intellectuels, ce ne sera que partie remise.
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