Par la rédaction.
» Esther Benbassa aura du – contrainte par le gouvernement et la majorité socialiste – s’y reprendre à deux fois avant que sa proposition de loi visant à l’abrogation du délit de racolage public soit adoptée au Sénat. Jusqu’au dernier moment, certains de ses collègues socialistes auront tenté de faire capoter cette initiative. Finalement, le texte a été adopté le 28 mars. Le 25 mars, la sénatrice Europe Ecologie Les Verts (Val de Marne) répondait aux questions de Seronet. Elle expliquait les raisons de son initiative et ce qu’elle pensait des manœuvres du PS. Interview.
Votre texte avait déjà été présenté et mis à l’ordre du jour au Sénat, l’année dernière. Il avait été retiré…
Esther Benbassa : En novembre 2012, effectivement à la demande de la ministre, Madame Najat Vallaud-Belkacem et de l’Elysée.
Quel est le changement de contexte qui vous conduit à le présenter de nouveau ?
D’abord, je ne voulais pas renoncer à cette abrogation parce que je sais combien la souffrance de ces personnes prostituées est grande, puisque cette loi [celle sur le racolage passif de 2003 dans le cadre de la Loi de sécurité intérieure, ndlr] a causé de nombreux problèmes, posé des problèmes sanitaires, renforcé la précarisation, entretenu une augmentation des violences envers ces femmes ; femmes que la loi a contraint à travailler plus encore dans la clandestinité. Elle a renforcé l’isolement de certaines personnes qui ne travaillent plus dans la rue où elles pouvaient bénéficier de la protection mutuelle d’autres collègues, qui notaient, par exemple, les numéros d’immatriculation des voitures dans lesquelles elles montaient. On a pu assister à un basculement d’une partie de l’activité sur Internet où il est plus difficile, du fait de la distance, de choisir son client. Cela a aussi eu pour conséquence que des clients sont venus au domicile des femmes puisque l’activité devait s’y exercer. C’est ce qu’on appelle la prostitution « indoor ». Cette répression a eu aussi pour conséquence de jouer sur le nombre de clients. Et lorsque les clients se font plus rares, cela a un impact sur la prévention puisque certaines peuvent être amenées à accepter des choses qu’elles refuseraient dans un autre contexte. De surcroît, les associations de prévention n’arrivent plus à les aider parce qu’elles opèrent dans des endroits éloignés des grands axes, à l’arrière des véhicules, etc.
Quel bilan dressez-vous de cette loi de 2003 ?
EB : Cette loi n’a jamais contribué à augmenter le nombre de proxénètes incriminés. On reste sur un nombre stable. Concernant les poursuites pour proxénétisme aggravé, avant la loi, c’était à peu près 400, maintenant, avec la loi, on est sur un chiffre quasi identique. Cela montre que cette loi n’est pas efficace, même si on a entendu chez certains policiers de la brigade de répression du proxénétisme que la garde à vue permettait de mettre la main plus facilement sur les proxénètes puisque les filles parlaient… On sait que c’est totalement faux et que les filles, en général, ne parlent pas. En plus, on donne maintenant à tout le monde cette idée que la prostituée est une pauvre fille misérable qui est obligatoirement à la merci d’un proxénète. Ce n’est évidemment pas si simple. Il y a des prostituées qui travaillent à leur compte, qui se mettent en auto-entreprise. Ce sont les prostituées étrangères, souvent en situation irrégulière, qui, le plus souvent, sont soumises au proxénétisme. La loi française prévoit d’ailleurs dans ce cas que les filles, victimes de réseaux ou de proxénètes, qui les dénoncent puissent bénéficier d’un titre de séjour provisoire… mais en général on ne leur donne pas. Alors qu’en Italie, c’est une règle et cela sans avoir à dénoncer qui que ce soit. Les filles qui sortent des réseaux, on leur délivre une carte de six mois et ensuite à celles qui trouvent un autre emploi, on délivre des cartes de séjour d’un an. Nous en sommes bien loin. Toutes ces raisons m’ont portée à défendre de nouveau cette loi. J’ai été obligée de passer par mon parti [Europe Ecologie Les Verts] pour faire voter une motion [au sein de son parti, ndlr] qui a eu l’unanimité et je me suis sentie plus forte pour soutenir cette loi.
Mais elle a, de nouveau, connu des difficultés…
EB : Effectivement, cette loi a, de nouveau, commencé à gêner puisque depuis vendredi 22 mars, il y a du rififi. Les « féministes » du Parti Socialiste ont adopté une motion de renvoi en commission concernant ma proposition et cela sans avertir le président de la Commission des affaires sociales alors que cette proposition y a été votée à l’unanimité, y compris par des sénateurs socialistes ; sans avertir non plus la rapporteur, la sénatrice PS Virginie Klès, ni moi-même d’ailleurs. C’est par une alerte média sur le site du Sénat que j’ai découvert cela. C’est Philippe Kaltenbach, sénateur PS, et ses collègues socialistes qui l’ont prise. J’attribue cette initiative à la Délégation aux droits des femmes du Sénat (1). Les cabinets des ministres, Madame Najat Vallaud-Belkacem, Madame Christiane Taubira, n’étaient pas au courant. Les ministres avaient d’ailleurs demandé à voter pour cette proposition, même si elles travaillent, ce qui est normal, à une loi dont le champ serait plus vaste.
Comment expliquez-vous ce qui s’est passé ?
EB : J’en étais restée à ce qui avait été décidé vendredi 22 mars. Il était convenu qu’il y aurait un vote favorable de la majorité et que le gouvernement était pour. Philippe Kaltenbach, que j’appelle, m’explique que le gouvernement a lui-même fait cette demande de renvoi en commission ; les cabinets me disent, eux, qu’ils ne sont pas au courant ! Il y a un double langage. Moi, je ne comprends pas pourquoi cela se passe ainsi. J’y vois le résultat de la campagne des abolitionnistes au sein de la Délégation aux droits des femmes qui ont mené campagne contre mon initiative. Nous ne sommes pas des idéologues, nous sommes là pour discuter et décider. S’il y a eu vote unanime en commission, c’est que nous étions tous favorables à cette loi.
L’exposé des motifs de votre proposition montre bien l’échec du dispositif actuel et l’utilité de son abrogation qui est préjudiciable aux travailleuses et travailleurs du sexe, ce que confirment des rapports officiels, des avis d’experts, etc. Comment analysez-vous ce refus d’abroger une mesure dont on sait qu’elle est mauvaise ?
EB : Ce que nous connaissons aujourd’hui est un épisode de plus de ce qu’a été l’histoire du positionnement politique en France sur la prostitution avec d’un côté les prohibitionnistes et de l’autre les réglementaristes. C’est une vieille histoire. Il y a toujours eu cette idée morale de laisser la prostitution en place tout en la réglementant… cela existe depuis Saint-Augustin. Il se demandait si la prostitution est abolie que ferons-nous alors des passions qui vont déborder ? Il y a toujours en France une oscillation entre ces deux approches et cela du fait même que la juridiction française n’est pas claire sur cette question. La prostitution n’est pas formellement interdite, elle est tolérée, mais le racolage est interdit. Alors on ne comprend pas comment il est possible d’exercer la prostitution sans avoir recours au racolage. Nous nous trouvons dans une zone grise. Aujourd’hui, nous assistons à une montée des personnes qui se disent abolitionnistes et qui sont favorables à la pénalisation du client. Si la ministre Najat Vallaud-Belkacem a demandé le retrait, la première fois, de mon texte, c’est parce qu’elle voulait que cette mesure soit inscrite dans un texte de loi plus large intégrant la pénalisation des clients ; l’abrogation du délit de racolage aurait été la carotte de ce texte, la contrepartie. Moi aussi, je suis féministe. Le féminisme, c’est aussi laisser les personnes qui ne sont pas soumises à des proxénètes faire ce qu’elles veulent de leurs corps. Elles ont le droit de ne pas vouloir nettoyer le sol dans des bureaux pour 700 euros par mois. Si des femmes décident de se prostituer, si elles le font de leur plein gré, je considère que ce n’est pas à nous Etat ou parlementaire de gérer la sexualité des gens. Toutes les prostituées ne sont pas des victimes et tous les clients ne sont pas des salauds.
Et vous, de quel côté vous situez-vous ?
EB : Je ne suis ni abolitionniste, ni réglementariste. Je dis une chose simple que ces femmes puissent se mettre en auto-entreprises, qu’elles paient leurs impôts. On peut, bien entendu, faire une loi globalisant sur la prévention, la réinsertion pour celles qui veulent changer d’activité, la retraite. Il serait tout de même plus utile de réfléchir aux ressorts de la précarité aujourd’hui et aux moyens d’en sortir. On pourrait réfléchir aux moyens d’éviter à certains étudiants et étudiantes confrontés à la précarité d’avoir comme solution le recours à la prostitution occasionnelle, de même pour certaines mères de famille. Je ne suis pas moralisatrice. Vouloir moraliser la société relève d’une illusion qui a amené beaucoup de régimes à la catastrophe. Moi, je ne veux pas moraliser ; je veux que ces femmes qui souffrent actuellement de cette loi sur le racolage n’aient plus à souffrir, n’aient plus à être mises en garde à vue.
(1) Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes au Sénat. Elle semble plutôt favorable à l’abolition comme en témoignent les interventions de ses membres lors de l’audition de Danièle Bousquet, présidente du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, et de Guy Geoffroy, député UMP, auteurs du rapport d’information parlementaire : Prostitution : l’exigence de responsabilité – En finir avec le mythe du « plus vieux métier du monde » »
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