par Irène Inchauspé,
Esther Benbassa : « Les manifestations à la place des émeutes de banlieues » La sénatrice EELV du Val-de-Marne est aussi historienne, directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE), auteur notamment du livre « Histoire des Juifs de France» (Seuil, 1997)
La situation des Juifs de France vous semble-t-elle aujourd’hui exceptionnelle ?
Depuis la seconde Intifada, en 2000, on assiste à une opposition ici et là à l’endroit des juifs, en prenant comme prétexte le conflit israélo-palestinien. C’est à partir de cette date-là que le conflit s’est importé lentement mais sûrement en France. C’était à l’époque une sorte de nationalisme diasporique. Les arabo-musulmans vont soutenir les Palestiniens, une grande majorité de juifs va soutenir inconditionnellement Israël, comme si deux blocs s’opposaient. A cela s’ajoute une histoire commune dans les pays du Maghreb puisque la majorité des juifs de France sont issus de ces pays. Ils interprètent une histoire qui a mal fini, puisqu’ils ont été obligés de partir du Maghreb entre l’indépendance du Maroc et la fin de la guerre d’Algérie. Du côté des descendants de l’émigration arabe, il y a aussi une rancoeur contre la France qui aurait donné aux juifs la nationalité française avec le décret Crémieux en 1870, tandis que les arabes sont restés des «indigènes» en Algérie. Tout cela a pris forme dans les imaginaires. Malgré tout, il a longtemps existé une convivialité entre les deux communautés, qui se respectaient. Aujourd’hui la guerre au Moyen-Orient a pris chez nous l’aspect d’une guerre de religions.
La situation s’est donc aggravée depuis la deuxième Intifada ?
Oui ! Moi par exemple, avant, je faisais des grandes tablées avec des juifs, des non juifs, des musulmans, personne ne me demandait au téléphone « qui as-tu invité ce soir ?». Maintenant, c’est le cas et si tel ou tel est invité, eh bien, certains n’acceptent plus de venir dîner. Les juifs se replient face à l’antisémitisme montant ; de l’autre côté, c’est le même phénomène à cause de l’islamophobie, des discriminations, de la question du voile. Les départs vers Israël montrent quelque chose, le symptôme est inquiétant, même s’il faut relativiser puisque au rythme de 5000 départs par an, il faudrait tout de même 100 ans pour qu’il n’y ait plus un seul juif en France! Ceux qui partent d’abord, ce sont les très religieux qui s’installent dans les colonies… D’autres partent aussi à cause de la crise économique. Mais contrairement à ce que pensent les candidats au départ, Israël n’est pas le pays le plus sûr pour les juifs aujourd’hui! Pour calmer les choses, il faut faire de la pédagogie sans parti pris. Il faudrait notamment offrir très vite un livre d’histoire à ceux qui parlent de la Nuit de Cristal ou de pogroms. Employer ces mots ne sert qu’à exciter les gens. Il faut aussi calmer la Ligue de défense juive (LDJ), et pourquoi pas la dissoudre, comme tous les groupuscules ultras qui attisent les haines. Pour ma part, je suis une juive non pratiquante, pour moi le judaïsme, c’est l’éthique. Mes amis en Israël, qui ne sont pas tous des «gauchos», sont d’accord avec moi, ils ne sont pas pour le Grand Israël ! L’occupation de la bande de Gaza bafoue notre éthique.
Beaucoup de Maghrébins semblent reprocher aux juifs d’avoir joué le communautarisme et d’être pourtant respectés par l’Etat français…
Mais les juifs sont en France depuis le Moyen-Age ! Ils sont devenus citoyens français en 1791. Le premier ministre d’origine juive a été Achille Fould entre 1861-1867 à l’Economie, puis Adolphe Crémieux, en 1848, à la Justice. Il faut dire aux descendants d’immigrés qui s’imaginent que l’intégration des juifs à été très rapide que c’est faux ! Cela a pris un siècle quand même ! Napoléon Bonaparte a créé les consistoires en 1808. Ceux-ci ont été longtemps dirigés par des juifs libéraux comme les Rothschild. Ils devaient aider à l’intégration des juifs en France au plus vite. Maintenant, on ne voit que les juifs d’Afrique du Nord, qui majoritaires en France, sont pratiquants, décomplexés et affirment leur judéité, et beaucoup d’entre eux sont pratiquants. Mais il y a, avant eux, toute une tradition d’implantation en France. Nous nous trouvons dans une situation où chacun réalise ses fantasmes identitaires. Ceux qui sont désespérés, déçus, trouvent une cause. Mais ce serait une grave erreur que de vouloir faire la révolution en France au nom de la Palestine ! Nous payons le prix des politiques des banlieues qui n’ont abouti à rien. Je considère, j’espère que je me trompe, que ce qui se passe dans les manifestations remplace les émeutes de banlieues, avec des slogans antisémites en plus. Et je crois que le gouvernement ne voit pas le danger : il voit le symptôme mais n’arrive pas à soigner la cause.
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