La sénatrice Europe Écologie-Les Verts de Paris a pris part à la grande majorité des manifestations des « gilets jaunes ». Pour le premier anniversaire de ce mouvement inédit, cette universitaire revient sur cette expérience unique qui a forgé en elle la conviction que les partis politiques doivent absolument revenir au plus près des colères des gens, dans la rue.
Quand et comment avez-vous décidé de rejoindre les cortèges des gilets jaunes ?
Esther Benbassa : Au tout début, j’ai été très influencée par celles et ceux qui disaient que c’était un mouvement d’extrême droite. J’ai donc regardé de loin. J’ai décidé de rejoindre une manifestation parisienne lorsque le comité Adama a appelé à se joindre à elle, un samedi, à Saint-Lazare, toute fin novembre 2018. Ensuite, après le défilé particulièrement violent aux Champs-Élysées le 1er décembre, j’ai invité certains gilets jaunes au Sénat. Cela n’a pas été facile, la sécurité l’avait appris et a été tatillonne. Et je n’étais pas soutenue par les autres groupes politiques, même à gauche, loin s’en faut. Mais finalement, j’ai pu organiser une réunion où sont venus quelques sénateurs PS, PCF et centristes, et nous avons pu discuter avec ces personnes que j’avais rencontrées dans les défilés.
À partir de ce moment-là, vous avez été de quasiment toutes les manifestations des gilets jaunes à Paris. Qu’y avez-vous appris ?
On a beaucoup échangé pendant ces longues heures de marche au fil des 40 semaines où je suis descendue dans la rue. C’est vraiment une expérience enrichissante. Je suis un professeur à l’université, j’ai fait l’expérience et la découverte du terrain. Je connaissais théoriquement les questions du pouvoir d’achat ou de la démocratie participative, tout comme celles de l’écologie. Là, j’ai appris à parler « terrain ». Sur l’écologie en particulier, les gilets jaunes m’ont donné les bases d’une écologie populaire. Chemin faisant, on parlait de l’asthme de l’enfant à cause de la vétusté d’un appartement, des problèmes de malbouffe, des difficultés de transport lorsque seule la voiture peut être utilisée…
Je suis devenue, peu à peu, une femme politique du quotidien en entrant dans cette famille. J’ai découvert cette fraternité, si forte qu’elle permet à des gens de défiler semaine après semaine. Parmi les femmes gilets jaunes, j’ai aussi éprouvé une grande sororité. Car c’était aussi une expérience humaine. Ceux qui n’ont pas été auprès d’eux ne peuvent pas comprendre pourquoi des gens, après des dizaines de semaines de mobilisation, continuent à voyager toute une nuit pour défiler une nouvelle fois, sans avoir mangé parfois, juste pour retrouver cette solidarité. Au bout d’un moment, chaque samedi, je ne pouvais plus y aller sans que les gens me racontent leurs colères, leurs difficultés. C’est une nouvelle forme d’exercice de ma pratique politique que j’ai créée le long des rues parisiennes.
Qu’est-ce que cela a changé par rapport à votre propre formation politique, EELV ?
ELLV ne s’est jamais opposé à moi, même si la direction n’a pas appelé directement à rejoindre les gilets jaunes. Du côté du mouvement, il n’y avait ni parti pris, ni rejet officiel, seulement une grande frilosité. Je pense néanmoins avoir apporté une voix différente. Si on veut gagner de l’adhésion au sein de la population, nous ne pouvons plus nous contenter de concentrer notre discours sur 20 % d’entre elle, à savoir les bobos des villes. Nous devons porter une parole de l’écologie populaire en allant vers les gens, en proposant de subventionner l’agriculture bio pour tous, en acceptant de regarder les difficultés liées à la voiture, à l’isolation thermique des maisons, etc.
Comment voyez-vous l’avenir de ce mouvement ?
Pour moi, cette expérience va se répéter en grand format dans peu de temps. La demande de démocratie directe va continuer, ne va pas s’éteindre. Les luttes à venir iront dans ce sens, au sein de mouvements peu encadrés. Regardez les marches pour le climat, sans grands chefs, avec des mots d’ordre divers. L’avenir se fera hors du cadre institutionnel des partis, car ceux-ci ont trahi leurs promesses. Cette incompréhension entre le personnel politique et les gens va perdurer. Donc nous devons suivre cette trajectoire au plus près du terrain. J’espère que d’autres à EELV me suivront. Je suis optimiste. Par exemple, lors de nos journées d’été, j’avais proposé une table ronde « gilets jaunes / gilets verts », qui a finalement été organisée en plénière. La salle était comble. Depuis, je vois des cadres et des militants organiser des rencontres. Cela rentre peu à peu dans les mœurs de notre parti, même si cela le remet quelque peu en question.
Je ne souhaite pas détruire les partis politiques, mais je souhaite que les mouvements sociaux s’en émancipent et s’en libèrent. Dans le même temps, j’encourage les gilets jaunes à s’investir localement au sein de listes citoyennes pour organiser la convergence autour de l’écologie. Les gilets jaunes incarnent une formidable expérience politique, nous devons cesser d’en avoir peur une fois pour toutes. Leur mouvement s’insère dans la foulée de #MeToo, des actions de désobéissance civile ou de la marche contre l’islamophobie.
Investir des mouvements non structurés comporte des risques, vous l’avez vécu vous-même lors de la manifestation contre l’islamophobie, avec cette polémique autour de la photo avec une enfant portant une étoile jaune…
Au moins, la polémique lors de la manifestation contre l’islamophobie m’a permis de mieux comprendre en très peu de temps cette convergence allant du PS à l’extrême droite sur cette question.
Quand on agit au sein d’un parti, on ne prend pas de risques. C’est certain qu’investir la rue est plus risqué. C’est certainement plus simple de faire de la politique en chambre et en ligne droite. Mais j’assume. Je le fais par conviction. Peut-être ai-je tort aux yeux de certains, mais il est trop tard pour reculer. Aujourd’hui, je suis soutenue par la rue. Et nous, hommes et femmes politiques, nous devrions tous y être. Peut-être que l’avenir nous donnera raison. Regardez ce qui se passe en Algérie, au Liban, en Irak, au Chili et à Hong Kong. Des femmes et des hommes prennent leur destin en main pour marcher vers la liberté.