Les manifs organisées en écho aux événements américains révèlent la profonde division du mouvement antiraciste en France.
C’est une vieille querelle qui revient sur le devant de la scène. A la faveur des rassemblements contre le racisme et les violences policières qui se multiplient en France, les divisions du mouvement antiraciste éclatent de nouveau. C’est une fracture aussi bien politique que générationnelle et idéologique. Depuis la mort de George Floyd, cet Afro-Américain de 46 ans asphyxié sous le genou d’un policier blanc, c’est le comité Adama qui a été en France le plus prompt à mobiliser sur l’émotion planétaire.
En rassemblant le 2 juin près de 20 000 personnes devant le tribunal de grande instance de Paris, Assa Traoré et ses proches ont marqué les esprits et donné une résonance médiatique à leur combat pour la vérité dans l’affaire Adama et contre les violences policières. Dans la foule compacte, jeune, métissée, des jeunes issus des quartiers, plusieurs célébrités dont l’actrice Adèle Haenel, des compagnons de route et des politiques venus en leur nom, comme les députés « insoumis » Clémentine Autain et Eric Coquerel, ou encore la sénatrice écolo Esther Benbassa.
« Une tentative de récupération »
Au milieu de la foule, deux « gilets jaunes » proches du comité tiennent fièrement une banderole où on peut lire : « Où étiez-vous quand Adama, Zineb, Zyed et Bouna [deux jeunes morts à Clichy-sous-Bois en échappant à un contrôle policier en 2005, NDLR] étaient assassinés par la police, quand les gilets jaunes étaient mutilés, entôlés, réprimés ? » Très critique à l’égard de ce rassemblement, l’un deux précise : « Le PS et les partis de gauche tentent de se racheter une image pour pas cher avec la mort de George Floyd. Mais ils ont fait quoi les socialistes quand ils étaient au pouvoir contre les violences policières ? SOS est leur cache-sexe. »
Entre SOS Racisme, fondé en 1984 dans la foulée de la « Marche des beurs » et le comité lancé après la mort d’Adama Traoré le 19 juillet 2016, c’est peu dire que le courant ne passe pas. Il y a d’un côté un antiracisme institutionnel fondé sur la défense d’un universalisme républicain, mais aujourd’hui en perte d’influence. Et de l’autre un antiracisme originaire de la banlieue, qui se défie de toute tutelle politique.
Dès lors, même si elle et les membres du comité Adama espèrent élargir leur mouvement, pas question de se rendre place de la République. « C’est un rassemblement qui se fait sans évoquer ce qui se passe en France, c’est une nouvelle violence que les militants et les familles des victimes doivent subir de nouveau », a affirmé Youcef Brakni.
Au sein de cette petite organisation, on estime que le Parti socialiste et SOS Racisme ont trahi l’élan né de la Marche pour l’égalité, « mal renommée “Marche des beurs” ». « Il y a eu un détournement de cette parole politique. On ne laissera pas 1983 se refaire. Nous avons appris des erreurs de nos aînés », poursuit cette cheville ouvrière du comité. Soutien de la famille Traoré, le militant Taha Bouhafs le dit plus crûment en qualifiant SOS Racisme ainsi : « Nos ennemis de toujours dans la lutte antiraciste ».
« Il y a une différence de vue philosophique », observe à distance Frédéric Potier, le délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT. « SOS Racisme, comme la Licra, le Mrap ou la LDH sont universalistes et défendent des personnes qui ont des droits. Il me semble que les collectifs comme le comité Adama ne portent pas une vision globale mais plutôt des combats segmentés. »
« SOS ne pèse plus rien dans les banlieues »
Chez les fondateurs de SOS Racisme et toute une frange du Parti socialiste, on considère que les deux organisations rejouent le débat entre universalistes et communautaristes. « Le comité Adama connaît son heure de gloire en maniant intelligemment les images qui arrivent des Etats-Unis. Il fait de la politique, et il est aujourd’hui dans la main de l’extrême gauche indigéniste », croit savoir un ancien de « SOS » qui préfère rester anonyme. Une différence d’approche également perceptible dans le discours sur les violences policières. Tandis que « SOS » demande aux autorités qu’elles reconnaissent l’existence du racisme dans la police, le comité Adama exige, lui, l’interdiction des techniques d’immobilisation.
« C’est un antiracisme de salon versus un antiracisme des quartiers, la concertation contre la confrontation. SOS ne pèse plus rien dans les banlieues, analyse un cadre d’EELV et bon connaisseur du mouvement. Or, c’est là que les Noirs et les Arabes subissent les violences policières, le comité Adama vient combler ce vide. » Et prendre sa place de manière durable ? Comme un pied de nez, les membres du comité Adama ont donné rendez-vous « au peuple français » samedi 13 juin place de la République à Paris pour une marche nationale. « Nous sommes au début du combat », assure Assa Traoré, avec en ligne de mire le quatrième anniversaire de la mort d’Adama le 19 juillet prochain. Ses proches rêvent à haute voix d’une « génération Adama » qui se lèverait face aux violences policières. Ils se disent prêts à « descendre chaque semaine dans la rue ».