Ce lundi 17 octobre 2017, à 19h, salle René Coty, au Palais du Luxembourg, Esther Benbassa a remis les insignes de chevalier dans l’ordre national de la Légion d’honneur à Sophia Mappa, professeur des universités honoraire, consultante internationale.
Le discours d’Esther Benbassa:
Ma rencontre avec Sofia eut lieu dans le XVIe arrondissement, si mon souvenir est bon, près de Passy, il y a de cela de très nombreuses années. Une femme belle, flamboyante, débordante d’idées, travaillant à l’OCDE, croisa mon chemin. J’étais alors une jeune enseignante du secondaire. Sofia est toujours belle, flamboyante et débordante d’idées malgré toutes les années passées. Les turbulences de l’existence nous séparèrent un bon bout de temps. Ainsi va la vie. Mais Sofia, on ne peut pas l’oublier, même si on ne la voit pas.
Elle est née à Patras, dans le Péloponnèse du Nord, vers la fin de la guerre civile suivie par l’instauration d’un régime de terreur en Grèce. Cette fille d’instituteur communiste semblait avoir, dans ce contexte, dès sa naissance, son destin d’insoumise déjà tracé. Ses années grecques seront marquées au sceau de la rébellion et d’un appétit du risque, généralisé, dirai-je. La famille et l’école lui permirent d’exercer son goût de l’opposition. Elle n’allait tout de même pas se contenter de si peu.
Lorsqu’elle est adolescente, son père quitte le Péloponnèse où il enseignait pour s’installer à Athènes. Là, Sofia allait participer aux mouvements sociaux qui avaient bouleversé le pays au début des années 1960. N’oublions pas qu’à cette époque, elle est encore adolescente. Mais citons Corneille, Sofia le mérite bien: « Aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années. » Voilà qui lui va comme un gant.
Son entrée à l’Université coïncide avec le coup d’Etat des colonels. Ayant, je l’ai dit, le goût du risque chevillé au corps, défiant les autorités, elle s’engage dans les organisations estudiantines. Le parcours de la combattante s’ébauche déjà. A 15 ans, elle voulait quitter la Grèce, ses 4 années à l’Université renforceront ce projet.
Sofia n’est pas seulement une jeune fille engagée politiquement, c’est aussi une bonne élève. Pour ne pas décevoir son père, qui goûte aux plaisirs du savoir et de l’écriture. Mais c’est en France, quel paradoxe !, que Sofia lira les grands auteurs de tragédie, les philosophes grecs de l’Antiquité et c’est en France qu’elle découvrira l’histoire grecque et ottomane.
Les Grecs ne lui pardonneront pas ses analyses critiques de la société grecque. C’est ainsi qu’un intellectuel grec demande à Eugène Enriquez , socio-psychologue, lors d’un colloque international : « Que pensez-vous de Sophia Mappa, qui a trahi son pays? » Etre traître est une condition qui vous marque. L’opposant qui devient traître à son pays, par amour de son pays.
Fuir la Grèce ne fut pas facile. Malgré ce rêve de France, l’arrivée à Paris ne fut pas moins un choc. Comme tous les nouveaux-venus, Sofia dut s’atteler à la tâche de comprendre une société fort différente de celle où elle s’était d’abord socialisée. Le Paris des années 1970 était encore une société bienveillante et en pleine évolution intellectuelle et politique. Selon les termes de Sophia elle-même, la société française poussait encore les individus vers le haut.
Goulument, elle se lance dans moult études: sociologie, sciences juridiques et économiques, philosophie politique, histoire. Elle découvre la psychanalyse et les relations internationales. Elle court les séminaires de psychanalyse, les débats politiques, les concerts de Mikis Theodorakis, les manifs contre la guerre du Vietnam, contre les colonels grecs. Elle voyage en Europe et dans les pays du Proche-Orient. Sophia veut vivre, apprendre et connaître.
Elle fait sa thèse en histoire sur la perception de la nation et de l’Etat au sein des minorités grecques dans l’Empire ottoman en comparaison avec les juifs et les arméniens. Décidément Sophia passe par les marges pour mieux se saisir de la complexité du centre.
Sa vie, dans ces années-là, ne se résume pas aux études, elle poursuit ses combats politiques. Sophia ne sépare pas la théorie du pratique, ainsi va sa nature. Une amie psychanalyste évoque avec beaucoup de justesse cet aspect de sa personnalité, qui manque à tant d’intellectuels qui préfèrent le confort de leur bulle à la confrontation avec la réalité. C’est ainsi qu’à la fin d’une journée d’étude de psychanalystes, au milieu du silence pesant qui régnait dans la salle, elle leur rappela qu’ils n’exercent pas sur un nuage où tout serait idéal mais dans une société, celle du XXe siècle, avec ses caractéristiques, ses contradictions, ses ruptures avec le passé. La même amie dira à ce propos que Sophia oblige chacun d’entre nous à penser sa pratique en fonction du contexte actuel.
Sophia aime le débat d’idées, elle dit avec naturel ce qu’elle pense, travaillée par son souci de l’éthique. Elle pousse à réfléchir. Dans notre univers de plus en plus politiquement correct et tiède, sans convictions profondes, elle peut irriter certains. Tant mieux, dirai-je. Nous avons besoin d’intellectuels stimulants, agaçants, et pas éthérés. C’est de cette façon-là que nous avons laissé nos places à des experts ou pseudo-experts, et privé de nos connaissances ceux qui nous gouvernent. Nous avons besoin plus que jamais d’intellectuels comme Sophia pour recouvrer notre dignité.
Lors de son séjour à Paris, sa patrie d’adoption, elle n’oubliera pas de faire quelque chose pour son pays, un quelque chose qui l’honore. Elle rencontrera d’autres intellectuels grecs, rebelles comme elle, Nicos Poulantzas, Constantin Tsoukalas, Castoriadis et d’autres.
Dans les années 1980, elle est chargée de conférences à l’EHESS et consultante à l’OCDE. C’est aussi dans ce dernier organisme qu’elle rencontre la problématique des relations Nord-Sud et du développement. Elle s’est opposée à l’idéologie du rattrapage prônée par l’OCDE, ce qui lui vaut d’être licenciée. C’est aussi là qu’elle a conçu le projet d’un Forum international Nord-Sud, comme un lieu de débat entre les pays occidentaux et les pays qu’on disait encore du « Tiers-Monde ».
Ce fut la naissance du Forum de Delphes, une nouvelle aventure intellectuelle qui dura 25 ans, où elle fit rencontrer des intellectuels et politiques européens et grecs et où elle réussit à mettre en question les idéologies tiers-mondistes. Le Forum de Delphes est devenu un observatoire des mutations anthropologiques des pays occidentaux et des mouvements politiques et sociaux. La déferlante néo-libérale des années 2000 a sonné le glas de cette entreprise de réflexion et d’action.
Sophia a continué ses activités d’enseignement, de recherche et d’écriture. Depuis 2013, elle s’est lancée dans de nouvelles aventures : la psychanalyse et la consultance internationale. Deux voies d’apparence détonantes, mais comptez sur Sophia pour faire la synthèse.
Ajoutons que la crise grecque et les politiques européennes d’austérité en Grèce l’ont de nouveau rapproché de son pays d’origine.
Sophia continue à écrire, à transmettre et à résister.
Ce soir, c’est à une intellectuelle, une femme d’action et une universitaire atypique que revient la légion d’honneur. Ce n’est que justice.
En ces temps de crispation envers l’Autre, Sophia est le modèle même de l’intégration républicaine et démontre avec naturel et avec panache que les doubles appartenances, que j’appellerais, moi, les loyautés multiples, honorent la République.
Si cette décoration instaurée par Napoléon récompensa longtemps des faits militaires, on peut se dire qu’aujourd’hui elle va être épinglée sur la veste d’une combattante d’un autre type, une combattante des causes qui méritent qu’on s’y consacre même si on est contre la guerre, ou justement parce qu’on est contre la guerre.
Sophia tu mérites amplement cette décoration, parce que tu n’es pas seulement une intellectuelle, mais aussi une femme de coeur, généreuse, fidèle en amitiés, comme tu es fidèle à toi-même et à tes idées.