Billet d’Esther Benbassa : Le FN à Brignoles: la revanche du peuple ? (Huffington Post, 14 octobre 2013)

Le Front national a remporté l’élection cantonale partielle à Brignoles. Normal, chacun y va de son commentaire. Je suis tout de même étonnée de la panique que cet événement provoque chez certains. Ce n’est tout de même pas une tragédie. D’autant que ce n’est pas la première fois que ça arrive, à Brignoles. Ce n’en est pas moins un véritable avertissement lancé à nos politiciens. A ceux d’entre eux, du moins, qui depuis un moment déjà ont dans la tête les manœuvres électorales à venir et étalent au grand jour leurs dissensions, leurs conflits de personnes, leurs querelles de chapelles.

Le peuple ne reçoit pas de messages clairs et déterminés de la part de ceux qui le dirigent ou qui aspirent à le diriger. Et ces derniers, de leur côté, n’entendent pas les messages qui montent du peuple, messages nourris de sa souffrance au quotidien, et souvent de son désespoir. Le peuple, il n’a que faire des batailles de courants, des têtes qui tombent ou qu’on menace de faire tomber, de ces petits jeux d’échecs en continu.

Gouverner en regardant ailleurs?

Comment un pays peut-il être gouverné, quand il est soumis un rythme électoral effréné, lancé une, voire deux années à l’avance ? Leur reste-t-il du temps, à nos gouvernants, pour faire des projets de longue durée susceptibles de sortir le pays de son marasme, de son chômage, des crises qui le secouent régulièrement ? Pour le distraire de sa souffrance, pour tenter de lui faire oublier ses problèmes, à ce pays, combien de temps encore agitera-t-on de vains hochets ? Un jour, c’est les Roms. Je n’y reviens pas. Demain, je vous l’annonce, ce sera la pénalisation des clients des personnes prostituées. On attend la suite avec impatience.

Nous, les politiques, sommes devenus incompréhensibles aux citoyennes et citoyens qui nous ont élus. Tout simplement parce que nous ne parlons plus la même langue qu’eux. Je ne songe pas ici aux élus locaux qui, le plus souvent, de quelque bord qu’ils soient d’ailleurs, sont au plus près des préoccupations de leurs électeurs. Je songe aux autres, je ne sais pas où ils habitent, nombreux, qui vivent dans leur bulle en attendant les prochaines échéances dans l’espoir d’être maintenus, élus ou promus. Peut-on imaginer qu’un Ministre de l’Education qui met en place des réformes difficiles, et sans doute nécessaires, laisse déjà entendre qu’il envisage de se présenter aux élections européennes ? Mme Carlotti n’avait donc rien à faire, à son Ministère ? Il lui fallait absolument Marseille ? Eh bien, c’est raté.

Nos médias sont friands de ce tohu-bohu politique. Est-il bien sage de l’alimenter ? Chacun, à sa place, ministre, conseiller, technicien, énarque, élu, ne devrait-il pas avoir d’abord le souci de l’intérêt général et de la tâche à accomplir, et résister à la tentation de la bougeotte continuelle, regard fixé sur la promotion (ou la porte de sortie) à venir ? On se le demande. Et on ne se demande vraiment plus pourquoi nos concitoyens ne nous aiment plus, que nous soyons de droite ou de gauche. Ils n’ont pas tort, en effet. L’amour du service du pays, que cultivent les plus dévoués, se perd dans ce jeu de chaises musicales. Il se dissout aussi dans l’incapacité à dialoguer d’une opposition arcboutée dans ses refus et d’une gauche que ses victoires (pourtant fragiles) ont rendue quelque peu arrogante.

Hochets et caquètements

Oui, le peuple ne sait pas à quel saint se vouer. Il se replie dans le « tous pourris », le « tous incapables » surtout. De cela le Front national profite amplement, qui n’a pourtant aucun programme crédible et qui n’a pas montré, dans les villes qu’il a dirigées, sa capacité à assumer des responsabilités de gestion. Le FN a changé de masque, pas de tête. Sa respectabilité nouvelle est un trompe-l’œil. Reste que la parole de Marine Le Pen, qui n’a pas encore été au pouvoir, sonne juste, sonne clair. Sa langue, qui n’est pas moins de bois que celle des autres, a des intonations populaires qui touchent. Quoi au juste ? Difficile à dire.

Difficile à endiguer en tout cas. Là aussi nous manquons de réflexe, de talent, de vérité, pour contourner cette parole, la retourner, la neutraliser. Certains préfèrent carrément en reprendre les thèmes, sur un mode à peine tempéré. On a assez vu cela, ces derniers temps. Et je ne parle pas des autres. De ces parlementaires qui font les pitres. Tel ce député UMP, macho à la cervelle d’oiseau, sans doute, caquetant pendant qu’une député écologiste défendait un amendement. Il n’est pas près de nous faire aimer par le peuple, celui-là. Minables jeux de cour de récré qui nous déshonorent. Allons-nous continuer à prendre à la légère notre fonction? Et donner au FN des verges pour battre la gauche, mais aussi la droite, comme à Brignoles?

Réveillons-nous, écoutons attentivement l’avertissement de Brignoles, sans tomber dans les fantasmes pessimistes. Pour écouter, il faut prendre le temps. Et surtout sortir de sa bulle. Cela vaut pour les parlementaires comme pour les membres de l’exécutif. Le peuple est absent de ces cabinets remplis de techniciens et de conseillers hautement qualifiés pour accomplir leur tâche, mais beaucoup moins pour prêter l’oreille et pour faire entendre la voix du peuple à leurs ministres. Ce n’est pas au nombre d’apparitions dans les médias que se mesure l’action d’un ministre, mais en résultats obtenus pour changer le vécu au quotidien du peuple.

Et encore, si on communiquait seulement correctement, les messages passeraient peut-être un peu mieux. Mais non, on déçoit à grande échelle, en pensant probablement bien faire. Les Françaises et les Français sont fatigués de nous, et on ne saurait les en blâmer. Posons-nous une question simple, chaque jour : qu’avons-nous vraiment changé depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir ? en quoi avons-nous innové vraiment?

Prendre le temps de faire de la politique autrement

Il suffit de faire semblant, à gauche comme à droite, de ne pas voir ce qui se passe. Il va bien falloir que nous y arrivions, à faire de la politique autrement. Au vrai sens du mot autrement. Chaque ministre a-t-il vraiment besoin de nous faire son projet de loi, engorgeant le Parlement, le condamnant à légiférer dans l’urgence, sans plus laisser à personne le temps de travailler correctement et de penser ce qu’on attend de nous ? Tous ces textes qui monopolisent nos forces, une fois votés, seront-ils seulement appliqués?

L’exécutif aurait beaucoup à gagner à laisser le Parlement agir à son rythme, sans peser d’un poids par trop excessif sur son libre arbitre. Et que dire des lobbies, par ailleurs, qui croient (ou veulent nous faire croire) que la cause qu’ils défendent est de toutes la plus importante, la plus centrale ? Ils font écran, au mieux, entre le peuple et ses représentants. Nous parlent-ils de l’urgent, du nécessaire, du vital, ou seulement, comme c’est le plus probable, de leurs petits (et grands) intérêts ? A vrai dire, même les associations sont parfois tentées de nous instrumentaliser, agissant à notre égard comme des lobbies. Nous apportant des amendements clés en main, à défendre de toute urgence, comme si nous étions des acteurs devant monter en scène pour lire, avec la force de conviction requise, leurs desiderata.

Certes, ainsi va la démocratie. Mais est-ce bien là le meilleur de la démocratie ? Le FN n’en a cure, lui, il veut parler au peuple directement, lui parler vrai. Un vrai qui n’est pas vrai, mais que le peuple, parfois, prend pour tel. Toutes et tous, nous, les politiques, sommes responsables de cette dérive. Il nous faut du courage, un peu de courage seulement, pour nous le dire. Sortons du déni. Entre abstentionnisme et vote FN, où se situera la gauche aux prochaines élections? Et la droite ? Je n’en donne pas plus cher. Nos petits calculs politiques égoïstes ne nous seront pas d’une grande utilité. Au moins entendons bien ce qui s’est passé à Brignoles. Pour faire autrement. Mais comment ?

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