Aide aux migrants: des «délinquants solidaires» au tribunal (RFI, 30 mai 2018)

Aide aux migrants: des «délinquants solidaires» au tribunal

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Réunion de soutien aux militants jugés à Gap à partir du 31 mai, à La Roche-de-Rame le 30 mai 2018.JEAN-PIERRE CLATOT / AFP

Deux Suisses de 23 et 26 ans et une Italienne de 27 ans comparaissent à partir du 31 mai devant le tribunal correctionnel de Gap pour avoir « facilité ou tenté de faciliter l’entrée irrégulière en France de migrants » lors d’une marche de soutien aux réfugiés organisée le 23 avril dernier au col de Montgenèvre (Alpes françaises). Un procès qui s’ouvre dans un contexte politique tendu, alourdi par le décès de trois migrants aux abords de cette frontière franco-italienne au mois de mai.

Au lendemain de l’ouverture à Nice du procès de Martine Landry (lire encadré ci-dessous), une responsable d’Amnesty International poursuivie pour être venue en aide à deux mineurs exilés d’origine guinéenne, trois « délinquants solidaires » comparaissent à leur tour ce jeudi devant le tribunal correctionnel de Gap (Hautes-Alpes). Ils sont poursuivis pour « aide à l’entrée irrégulière » d’étrangers, avec comme circonstance aggravante selon le parquet d’avoir commis ces faits « en bande organisée ».

Interpellés à Briançon le 22 avril dernier à la suite d’une manifestation de soutien aux migrants au col de Montgenèvre, qui a permis à une vingtaine d’entre eux de passer la frontière franco-italienne, Bastien, Théo et Eleonora encourent 10 ans d’emprisonnement, 750 000 euros d’amende et une interdiction du territoire français.

Le rassemblement auquel ils ont participé répondait à l’opération de communication anti-migrants, la veille, menée par une centaine de membres de Génération identitaire qui avaient symboliquement « bloqué » le col voisin de l’Échelle, sous la bannière du mouvement « Defend Europe ». Si les agissements du groupuscule d’extrême droite font l’objet d’enquêtes diligentées par le parquet de Gap, aucune poursuite n’a été engagée contre eux.

Démarche politique de « solidarité »

En France, l’aide aux réfugiés est réprimée par le Ceseda, le Code de l’entrée, du séjour des étrangers et du droit d’asile créé en 1945. De nombreuses associations, regroupées au sein du collectif « Délinquants solidaires », militent pour l’abrogation de ce « délit de solidarité », toujours en vigueur malgré quelques exemptions apportées à la loi par les députés en avril.

Me Yassine Djermoune, l’un des avocats de la défense, a indiqué à l’AFP que ses deux clients suisses assumeraient à l’audience une démarche politique de « solidarité » et de dénonciation de « l’inhumanité subie par les réfugiés et orchestrée par les États », ainsi que de critique du capitalisme qui, pour eux, « engendre la migration ».

L’audience risque toutefois d’être renvoyée dès jeudi à une date ultérieure, dans l’attente d’une décision du Conseil constitutionnel sur le « délit de solidarité ». Saisis le 9 mai d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dans le dossier de militants condamnés de la vallée de la Roya, entre la France et l’Italie, dont Cédric Herrou, les « Sages » ont trois mois pour se prononcer. Or ce délit est le fondement des poursuites.

Mobilisation organisée

Malgré cette éventualité, et à l’image du procès de Martine Landry, des manifestations sont prévues devant le tribunal correctionnel de Gap jeudi matin. Elles devraient rassembler collectifs de soutien, associations, élus et personnalités. Parmi elles, l’écrivain Erri de Luca. « Si l’action de secours de ces trois jeunes est un crime, je suis leur complice », a-t-il déclaré dans une vidéo diffusée mardi 29 mai. L’auteur avait déjà lancé le 3 mai une pétition, qui a déjà recueilli plus de 1 000 signatures, dont celles de Mgr Gaillot, Cédric Herrou, du chercheur Philippe Meirieu, Jean-Luc Mélenchon, Edwy Plenel, Alain Badiou, Eric Piolle (maire EE-LV de Grenoble), Patrick Boucheron, José Bové et de nombreuses personnalités suisses et italiennes.

« Nous sommes et nous nous sentons tous des montagnards, nous accompagnons depuis des siècles ceux qui doivent traverser la frontière pour se mettre à l’abri. (…) Nous continuerons à le faire. Nous revendiquons notre aide comme légitime. Nous déclarons illégitime la loi qui nous incrimine, parce que contraire à la fraternité. En mer comme sur terre: nous déclarons que nous continuerons à secourir ceux qui ont besoin de nos sentiers », peut-on lire dans cette lettre.

Derrière des gestes « symboliques », la « répression »

Ce procès s’inscrit dans un contexte alourdi par la mort de trois migrants à la frontière italienne au mois de mai, dont une Nigériane de 31 ans retrouvée dans la Durance, qui pourrait s’être noyée après une course-poursuite avec les forces de l’ordre. Il coïncide également avec l’annonce, lundi, de la naturalisation de Mamoudou Gassama, sans-papiers malien célébré à l’Elysée par Emmanuel Macron après avoir sauvé un enfant à Paris.

Si les associations de défense des sans-papiers saluent unanimement cette reconnaissance de la France, beaucoup voient dans la réception du jeune Malien par le chef de l’Etat un moyen de donner le change à une politique gouvernementale jugée beaucoup trop sévère à l’égard des migrants. « Il y a une grande hypocrisie et un grand cynisme » dans cet empressement, explique Claire Rodier, membre du GISTI, Groupe d’information et de soutien des immigrés. Elle qualifie de « bonne conscience à bon compte », cette « mise sur un piédestal d’un acte héroïque », alors que le gouvernement se prépare dans le même temps à faire adopter une loi qui va au contraire contribuer à faire renvoyer des dizaines de milliers de migrants de France, selon la militante.

Selon la sénatrice Esther Benbassa, cette décision est « de la com à l’état pur ». « Emmanuel Macron reçoit Mamoudou Gassama le migrant héroïque. Pendant ce temps, sa police continuera de pourchasser tous ses frères d’infortune et de harceler les solidaires qui leur viennent en aide. Sinistre et immorale comédie d’un pouvoir sans principes. » a-t-elle tweeté.


■ Martine Landry, 73 ans, est accusée d’avoir facilité l’entrée de deux adolescents guinéens sans papiers

Après trois renvois de son procès, Martine Landry, une responsable d’Amnesty International, a comparu à Nice pour avoir aidé à l’entrée en France de deux mineurs isolés en situation irrégulière. Elle est accusée de les avoir pris en charge et de les avoir amenés à pied du poste frontière côté italien au poste frontière côté français. Pour ces faits, elle risque jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende.

La militante se justifie : elle n’a fait que son devoir de citoyenne. « Je suis tout à fait sereine parce qu’effectivement je les ai pris à la frontière, sachant que ces jeunes avaient été renvoyés tout à fait illégalement en Italie. Ils avaient été en France avant, un juge des enfants devait les confier à l’Aide sociale à l’enfance. Malgré cela, ils avaient été renvoyés en Italie. »

« Tout le monde peut faire la même chose. Quand on se rend compte qu’un mineur a besoin d’aide, il faut l’accompagner dans un poste de police ou de gendarmerie et leur demander de le placer en foyer. »

Et c’est ce qu’elle a fait. Elle a demandé à l’Aide sociale à l’enfance de s’en occuper. Mais au-delà de son procès, cette militante demande aussi l’abrogation du délit de solidarité afin de mettre fin à toutes les poursuites judiciaires pour des faits similaires.