« A l’occasion du procès du quai de Valmy, où trois militants sont poursuivis pour «participation à un groupement», qui est une résurgence de la loi anti-casseur abolie en 1981, une tribune collective, signée notamment par Esther Benbassa, Robin Campillo, Edouard Louis, Geoffroy de Lagasnerie, Fréderic Lordon, Patrick Chamoiseau, Eric Fassin, Sandra Laugier, Pierre Bergounioux, Philippe Corcuff, est lancée pour l’abolition de ce délit.
Le 18 mai 2016, des syndicats de policiers et des membres de l’extrême droite se sont rassemblés place de la République contre ce qu’ils désignaient comme « la haine anti-flic ». Le même jour, Amal Bentounsi et le collectif « Urgence notre police assassine » appelaient à un contre rassemblement au même endroit pour dénoncer les violences policières (et l’impunité des forces de l’ordre) dans les quartiers populaires et au cours du mouvement social. Mais la préfecture interdit ce contre-rassemblement. 150 personnes se rendent malgré tout sur place. Elles sont violemment dispersées. Une manifestation se forme alors spontanément qui circule dans les rues alentours. Là, Quai de Valmy, le cortège improvisé croise une voiture de police. Et, dans l’excitation et la colère, des individus s’en prennent aux policiers et à la voiture de police, qui brûle.
Du 19 au 22 septembre, se tient au tribunal correctionnel de Paris le procès des individus accusés d’avoir commis ces faits. Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur cette séquence. Et bien sûr, on ne peut que regretter et déplorer ce qui s’est passé ce jour là.
Mais à l’occasion de ce procès, et alors que nous nous approchons d’une période d’intense mobilisation sociale, quelque chose d’autre se joue qui nous inquiète particulièrement et qui concerne le rapport de l’Etat contemporain à la gauche, à la démocratie et au droit de contester. D’ailleurs, Henri Leclerc et Arié Alimi de la Ligue des Droits de l’Homme interviennent dans ce dossier, ce qui montre que, sur le terrain judiciaire, un autre front s’ouvre qui le dépasse largement et nous concerne toutes et tous.
Car parmi les 8 accusés, 3 individus sont jugés pour rien. Ils sont renvoyés pour un délit imaginaire créé en 2009 par la droite : celui de « participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation de violences ». Autrement dit : ces trois militants n’ont rien fait. Ils sont accusés de : rien. Ils étaient seulement là, dans une manifestation, ici appelée « groupement », à quelques dizaines ou centaines de mètres d’un endroit où des violences se sont déroulées.
Le délit de « groupement » est une résurgence de la loi anti-casseur que la gauche avait abolie en 1981. Et il incarne, par définition, une attaque contre le droit de manifester : il permet de juger des manifestants seulement parce que quelques violences se sont produites plus loin ou à côte de la manifestation. Ce délit exprime ce que l’on pourrait désigner comme l’inconscient anti-démocratique de l’Etat, qui voit la manifestation comme quelque chose de problématique, de dangereux, alors qu’il s’agit de l’une des formes immanentes de l’activité démocratique. Le surgissement de violences autorise à requalifier toute la manifestation depuis le début comme un groupement consciemment orienté vers cette fin, comme si le rassemblement contenait déjà en lui-même la violence et le délit à venir.
Mais autre chose, de peut-être plus grave encore, nous interpelle. Car une question se pose: pourquoi, parmi les 150 personnes qui composaient le cortège, seuls 3 individus ont été arrêtés et sont jugés ? Et pourquoi s’agit-il de 3 membres de la mouvance antifasciste ? Pourquoi uniquement eux? Pourquoi pas les autres ? Que signifie ce traitement différentiel si ce n’est que, en fait, l’Etat a utilisé le délit de groupement pour viser et réprimer spécifiquement certaines personnes en raison de leurs appartenances et uniquement pour cette raison ? D’ailleurs, personne n’a vu que les policiers qui ont défilé armés et masqué sur les Champs-Elysées en octobre 2016 ont été mis en examen pour groupement en vue de commettre des violences ou pour manifestation non autorisée.
Le délit de « participation à un groupement » est un instrument juridique particulièrement inquiétant pour la liberté de manifester et la liberté d’opinion. Le procès qui s’ouvre ce 19 septembre montre que, aujourd’hui, l’Etat dispose d’un outil dont il se sert pour combattre certaines fractions du mouvement social et leurs opinions. Et quand une logique comme celle-ci s’enclenche, on ne peut jamais savoir où elle s’arrêtera…
Nous demandons la relaxe pour les 3 militants poursuivis en raison de leurs opinions, l’arrêt immédiate de toute poursuite pour « participation à un groupement » et l’abrogation de ce délit.
Premiers signataires
Esther Benbassa, sénatrice EELV
Geoffroy de Lagasnerie, sociologue et philosophe
Edouard Louis, écrivain
Robin Campillo, cinéaste
Patrick Chamoiseau, écrivain
Frédéric Lordon, économiste et philosophe
Pierre Bergounioux, écrivain
Sandra Laugier, Philosophe
Philippe Marlière, politiste
Albert Ogien, sociologue
Eric Fassin, sociologue
Jean Christophe Attias, historien et philosophe
Olivier Le Cour Grandmaison, historien.
Philippe Corcuff, politiste
Sylvie Blocher, artiste
Olivier Fillieule, sociologue
Antoine Idier, sociologue
Nicolas Jounin, sociologue
Sébastien Chauvin, sociologue
Julien Théry, historien
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