À la prison de Bapaume, l’embarras causé par Inès Madani, la « star » djihadiste

La cheffe du commando de femmes terroristes des « bonbonnes de gaz » purge sa peine de 30 ans à la prison de Bapaume (Pas-de-Calais). « Marianne » a pu s’entretenir avec elle, en accompagnant la sénatrice Esther Benbassa qui usait de son droit de visite. Et constaté que dans cette prison mal adaptée, Inès Madani ne fait l’objet d’aucun suivi pour radicalisation…

Tout juste extraite de sa cellule, la djihadiste Inès Madani est fouillée au corps. Trois surveillants pénitentiaires en gilets pare-balles palpent son corps, soupèsent sa veste, retournent ses poches. Un protocole sur-mesure pour une détenue à haut risque. Dans ce bâtiment pour femmes du centre de détention de Bapaume (Pas-de-Calais), Inès Madani, connue pour avoir été la cheffe du commando de l’attentat raté des « bonbonnes de gaz », condamnée l’an dernier à trente ans de réclusion, est bien la seule femme ici à être incarcérée pour terrorisme. Mardi 20 septembre, Marianne a exceptionnellement pu s’entretenir avec elle, en accompagnant la sénatrice écologiste Esther Benbassa (ex-EELV) qui usait de son droit de visite en tant que parlementaire.

Un accès inédit à la « star » de Bapaume, selon le terme employé par le personnel pénitentiaire. Une « détenue particulièrement surveillée »(DPS), préfère dire le jargon administratif. Entre ces murs peints de jaune pâle et de violet, la présence d’une personnalité si sulfureuse donne du fil à retordre à la direction. « On n’est pas un établissement sécuritaire », sous-titre la cheffe d’établissement, Virginie Tanquerel. « Le terrorisme féminin, c’est nouveau pour nous », abonde son adjointe, Adélaïde Valencia.

Comme deux autres femmes de cette prison située à 20 km au sud d’Arras, la djihadiste est soumise à un régime « porte fermée ». Il lui empêche tout contact avec les autres détenues, ainsi que l’accès à la plupart des activités. « Je passe toutes mes journées en cellule. À part une heure de promenade le matin et l’après-midi et un peu de musculation. C’est dur de rester sans rien faire. Le but est que je sois totalement seule. J’attends que la situation se débloque », lance simplement Inès Madani, en jean bleu et chemise léopard, à la table d’une salle de jeux pour enfants située à l’étage du bâtiment. La directrice tique : « Vous arrivez quand même à parler à vos voisines de cellule… »

ATTENTAT AVORTÉ

Malgré ses 25 ans, Madani est une djihadiste aguerrie. Le 4 septembre 2016 au petit matin, elle abandonnait une Peugeot 607 remplie de bonbonnes de gaz et de bouteilles de gasoil dans une rue à deux pas de la cathédrale Notre-Dame à Paris. Si la voiture n’a jamais explosé, ce n’est qu’en raison d’un problème à l’allumage. Quelques jours plus tard, les policiers de la DGSI arrêtent en région parisienne un groupe de femmes djihadistes. Madani poignarde l’un des agents. Elle est alors une jeune radicalisée d’à peine 19 ans, toute dévouée à Rachid Kassim, recruteur de l’État islamique« Je vous attaque dans vos terres afin de marquer vos esprits et vous terroriser (…) L’islam sera victorieux », proclame-t-elle dans son serment d’allégeance au califat. Après un premier procès à l’automne 2019, la cour d’assises de Paris l’a condamnée en appel à trente ans d’emprisonnement à l’été 2021. D’abord incarcérée au centre pénitentiaire de Lille-Sequedin, elle purge sa peine depuis Noël dernier à Bapaume.

Mais, avec une dizaine de détenus radicalisés, cet établissement n’a jamais été équipé comme celui de Rennes (Ille-et-Vilaine), où existe un quartier de femmes radicalisées. Alors, à rebours des préconisations de la Direction de l’administration pénitentiaire, Inès Madani est à Bapaume en détention ordinaire. Sans être surveillée directement par le renseignement pénitentiaire, sans être exposée à un « contre-discours » qui pourrait la désengager de son fanatisme. Les quartiers permettant d’évaluer la radicalisation d’une détenue (QER), pas plus que les quartiers étanches ou les quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR), n’existent ici. Il n’y a pas non plus d’agent du renseignement pénitentiaire. En juin dernier encore, l’arrivée d’un autre détenu condamné pour sa participation à un attentat, a attisé la bronca des surveillants : « C’est inadmissible, on n’a pas vocation à accueillir ce type de détenu ! », s’inquiétait un représentant syndical dans La Voix du Nord.

« Inès Madani est, à ma connaissance, la seule condamnée pour des faits de ce type à être incarcérée dans un tel établissement, clame auprès de Marianne son avocat, Tewfik Bouznoune. Si l’administration pénitentiaire considérait qu’elle représentait un risque, elle la placerait dans un quartier d’isolement. » Le cas Madani est révélateur des difficultés de la pénitentiaire à absorber le phénomène djihadiste. Au 6 janvier 2020, 454 hommes et 71 femmes classés « terroristes islamistes » dormaient derrière les barreaux. Mais seuls 35 % de ces détenus tous sexes confondus logeaient dans des quartiers adaptés, faute de place. Faute de mieux, la direction de Bapaume lui applique donc son régime le plus strict, de « porte fermée ».

Un carcan dont elle s’affranchit. Alors qu’avant son arrestation, elle se montrait prosélyte, séduisant virtuellement de jeunes recrues musulmanes en se faisant passer pour un djihadiste nommé Abou Souleymane, « à la prison Inès Madani a beaucoup d’interaction avec d’autres femmes de son quartier, elle converse avec ses voisines de cellule à la fenêtre. Elle est prolixe, très communicante », reconnaît la directrice Virginie Tanquerel. Difficile de l’en empêcher dans cette cour où elle se promène toujours seule, mais sur laquelle donnent 24 fenêtres de cellule. Marilyn*, une détenue croisée dehors, témoigne de ses contacts répétés avec elle. « Dès qu’elle sortait en promenade, elle me parlait à travers la fenêtre », dit-elle. Ces discussions auraient valu à Marilyn le transfert dans une autre cellule. « On m’a dit que j’aurais pu l’aider à préparer une évasion. Mais évader quoi ? Je suis pas Rédoine Faïd, j’ai pas d’hélicoptère », assure la jeune femme en référence au braqueur qui fut un pro de la « belle ».

NOUVEAUX PROFILS

Ouverte en 1990, Bapaume n’est pas une de ces prisons délabrées et surpeuplées comme celle des Baumettes. Plutôt le type d’établissement propre, avec gymnase, potagers, ateliers de travail, salon de beauté pour les femmes. Des détenus vieillissants y purgent de longues peines. Danièle, par exemple, condamnée à perpétuité pour « complicité d’assassinat », y vit depuis 24 ans, dans une cellule voisine de celle de Madani, avec télévision, téléphone fixe, cafetière et posters de Johnny Hallyday collés sur les armoires. Un cadre « familial », même si l’endroit n’a rien d’un eldorado. Au-delà des nombreuses tentatives de suicide dans les cellules, le principal pépin tient aux très nombreuses « projections » d’objets par-dessus les murs d’enceinte : drogues, cigarettes, téléphones ou autres objets pouvant porter atteinte à la sécurité. « On n’est jamais à l’abri qu’une arme soit projetée », reconnaît la directrice.

Son adjointe tempère le danger : « On s’adapte à ce type de profils nouveaux. On en a de plus en plus. Nous avons des notes de gestion qui précisent les protocoles de sécurité à suivre. Et nos agents ont eu des formations. » L’École nationale d’administration pénitentiaire a même délocalisé à Bapaume une formation sur la déradicalisation. « On essaie d’être à la hauteur. On n’a pas de QER, mais on a des ressources ». « Ce n’est que la première étape de sa vie carcérale. On aura trente ans à gérer, embraye Virginie Tanquerel. Peut-être qu’ailleurs elle suivra un programme de déradicalisation, si elle en a la volonté. »

Sous antidépresseurs, ayant accès à une aumônière musulmane et une psychiatre, Inès Madani confie vouloir écrire un livre qui retracerait « toute [son] histoire avant l’affaire de 2016 jusqu’à aujourd’hui ». Puis l’entretien se termine. Elle se lève et, sous escorte, retourne dans sa cellule au décor clinique. Pas d’affiches au mur, pas de livres dans les placards. Au sortir du centre de détention, Esther Benbassa entend tirer les leçons de cette visite-surprise. « Il faut la prendre dans une unité adaptée aux personnes qui ont commis ce type de méfaits estime la sénatrice. Il lui faut un désengagement religieux. Et on ne peut pas la désengager ici. »

* Le prénom a été changé.

Source : https://www.marianne.net/societe/police-et-justice/a-la-prison-de-bapaume-lembarras-cause-par-ines-madani-la-star-djihadiste