Tribune parue dans Le Monde, édition papier datée des 19 et 20 août 2012.
A Amiens comme ailleurs, pratiquons enfin une vraie politique de gauche
Esther Benbassa, Sénatrice EELV du Val-de-Marne
Nous avons juste eu le temps de nous réjouir de l’arrivée d’un nouveau président et d’une majorité de gauche ainsi que de quelques avancées, comme la retraite à 60 ans pour une certaine catégorie de travailleurs, le blocage des loyers, la loi contre le harcèlement sexuel. Pour le reste, seuls des projets sont annoncés, tous reportés à 2013. Année mythique où les promesses de François Hollande seront enfin réalisées ? A moins d’un nouveau report en 2014…
Certes, l’impatience n’est pas bonne conseillère, mais trop de prudence non plus. Point de miracle en vue, pourtant, à l’horizon économique et social. Nous voulons bien rêver de jours meilleurs, mais pas dans l’attentisme. Et si la consultation est un principe démocratique louable, il ne faut pas qu’elle devienne une sorte de salle d’attente.
Admettons que la commission dirigée par l’ex- premier ministre Lionel Jospin serve à calmer l’inquiétude de nos cumulards. On aurait préféré, en revanche, que le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) de l’union économique et monétaire donne lieu à un grand débat en cette période de crise profonde pour l’Europe. Celui-ci n’aura pas lieu, ainsi l’a décidé le Conseil constitutionnel. Décision éminemment politique qui permet d’éviter la réforme constitutionnelle au profit d’une loi organique requérant le vote majoritaire des assemblées.
Piège pour la crédibilité de l’Europe, accusée par tant de nos concitoyens de soumettre la France à ses diktats – dont le TSCG, négocié par la chancelière Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ; notre nouveau président n’ayant pu obtenir que le déblocage de 120 milliards d’euros. Ce complément ne représente que 1 % du PIB de l’Union européenne, et on ne voit pas qu’il puisse régler la question de la croissance européenne. M. Hollande en campagne ne s’était-il pourtant pas prononcé pour la » renégociation du traité d’austérité dans le sens de la croissance et de l’emploi « , et ce » pour engager de grands projets d’avenir et nous protéger de la concurrence déloyale dans la mondialisation « ?
Cent jours, c’est peu. Et force est de constater, non sans soulagement, que le climat a changé. Attention cependant au marasme qui nous guette. A défaut de pouvoir changer la donne économique d’un revers de main, François Hollande et son gouvernement se doivent d’innover. Nos ministres semblent ne pas avoir toute la marge de liberté nécessaire pour engager, certes dans la concertation, des mesures susceptibles, au moins dans le domaine sociétal, de mettre un peu de baume au coeur de la gauche, et au-delà, de la France. Dès que l’une ou l’autre amorce une réflexion constructive, le démenti ne tarde pas à tomber.
Ainsi, au début du mois d’août, lorsque la ministre de la justice laissait entendre que les centres d’éducation fermés pour les délinquants mineurs ne devraient pas se substituer aux structures ouvertes et que des remèdes au surpeuplement des prisons sont à trouver d’urgence. La gauche sénatoriale s’était pourtant opposée avec vigueur à la proposition de loi d’affichage du député UMP Eric Ciotti pour l’enfermement des mêmes mineurs…
Les parlementaires de gauche, ceux d’entre eux qui sont porteurs de convictions fortes, et ils sont nombreux, se demandent s’ils ne risquent pas d’être confinés dans un rôle de godillots, entérinant sans murmure les lois venant d’en haut, ou s’ils auront encore les moyens d’aiguillonner le gouvernement et de le pousser à réformer dans des délais raisonnables.
Certains d’entre nous s’émeuvent de voir rejouer, cet été, en version plus ou moins soft, les scénarios de l’ancien régime. Evacuations de camps de Roms au mépris du respect des garanties contre les expulsions arbitraires et les traitements discriminatoires dictées par l’Union européenne, et sans que soient esquissées des solutions alternatives d’intégration, de logement et d’emploi ; restrictions toujours sévères à l’immigration, qui ont poussé une immigrée clandestine à tenter, au prix de sa vie, de traverser la Manche à la nage pour atteindre la côte britannique…
Et, finalement, dans la nuit du 13 au 14 août, prenant le relais des violences survenues il y a peu à Toulouse, de graves émeutes dans les quartiers nord d’Amiens. Le bilan de ces affrontements entre les forces de police et une centaine de jeunes est lourd : seize policiers blessés, des poubelles, des voitures et des bâtiments publics incendiés, dont une école primaire. Le laxisme, en ces domaines, n’est pas une solution. Mais le » sécuritarisme « , rengaine sarkozyste, l’est encore moins.
Si Manuel Valls souhaite s’ériger en ministre de l’intérieur à la main de fer, libre à lui. Il est clair que son action n’est pas dictée par la volonté de stigmatisation de telle ou telle » communauté » et qu’il est tenu de répondre aux urgences du moment. Il gagnerait pourtant en efficacité et en crédibilité s’il marquait sa distance avec certaines des méthodes appliquées par ses prédécesseurs, lesquelles n’ont manifestement pas donné les résultats escomptés.
Si le changement, c’est bien maintenant, pourquoi ne pas déjà enlever au ministère de l’intérieur la gestion des politiques d’immigration et d’intégration, de manière à effacer toute trace de cette recomposition des compétences emblématique de l’ère sarkozyste, et vivement critiquée, alors, par la gauche et par le monde associatif ? Immigration et intégration ne sont pas seulement ni prioritairement des questions de police.
N’est-il pas temps, aussi, d’instaurer, à un niveau interministériel, des états généraux des banlieues, pour se donner les moyens de réformes possibles ? N’est-il pas urgent de lutter contre les contrôles au faciès par la délivrance d’un récépissé ? On peut fort bien sanctionner les émeutiers brûleurs d’école et, dans le même temps, travailler à rétablir la confiance entre les policiers et nos jeunes. Pourquoi ne pas créer, enfin, un ministère de plein droit voué à lutte contre les inégalités et les discriminations ?
La ministre des sports est bien chargée de contribuer à » la définition et à la mise en oeuvre de la politique du gouvernement en matière d’égalité des chances et de lutte contre les discriminations « . Certes, la discrimination est un sport au quotidien, mais tout de même… Il y a peu de chances d’obtenir des résultats tangibles en la matière sur fond d’occultation de l’un des facteurs majeurs des violences secouant nos quartiers populaires.
La société civile a des attentes, elle a aussi des idées. Et c’est en concertation étroite et continue avec elle que doit travailler un ministère de l’intérieur aux priorités mieux définies. La gauche a des devoirs qui lui sont propres. Au premier chef un devoir d’humanisme, qui n’est pas de ceux qu’on abandonne aux technocrates. Remettons l’humain au centre, le peuple de France le demande.
Esther Benbassa est directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études
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