Lois mémorielles et clientélisme électoral
par Esther Benbassa, directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études (Sorbonne) et sénatrice Europe Ecologie – les Verts du Val-de-Marne
Le 23 janvier, le Sénat débattra d’une proposition de loi pénalisant la négation du génocide arménien. Présentée par une députée UMP, elle a été votée à l’Assemblée nationale le 22 décembre 2011 par une poignée de députés. La Commission des lois de l’Assemblée avait modifié son intitulé, la répression de la négation du génocide arménien ayant été élargie à celle de la «contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi». La première mouture de cette loi avait en fait déjà été votée par l’Assemblée le 12 octobre 2006 mais, transmise au Sénat, elle y était restée lettre morte. De même, une proposition de loi similaire déposée le 5 juillet 2010 au Sénat y avait été rejetée le 4 mai 2011.
A y regarder de près, l’intitulé remanié de la loi votée le 22 décembre à l’Assemblée paraît quant à lui faire doublon avec la loi Gayssot du 13 juillet 1990, qui tend à réprimer tout propos raciste, antisémite et xénophobe et sanctionne la contestation des crimes contre l’humanité. On aurait pu peut-être s’en tenir là. Mais aurait-ce suffi à attirer les quelque 500 000 voix des Français d’origine arménienne sur lesquelles mise l’actuel chef de l’Etat ? Sauf erreur, on ne saurait prétendre qu’en France les négateurs du génocide arménien sont légion. L’urgence à légiférer trouve donc bien ailleurs ses motifs profonds. Cela étant, les socialistes ne sont pas en reste. Ils n’ont pas l’intention d’abandonner ces voix au concurrent de François Hollande. Et les maires PS des villes à grande concentration d’Arméniens se sont mis en ordre de bataille.
Le 29 janvier 2001, déjà, l’Assemblée nationale votait une loi reconnaissant le génocide arménien de 1915, allongeant la liste de ces lois mémorielles dont notre pays est friand et qui tendent à judiciariser l’écriture de l’histoire et menacent la liberté intellectuelle. L’histoire, pourtant, ne s’écrit pas dans les prétoires, et encore moins au Parlement. Ni l’Etat ni la représentation nationale n’ont à imposer quelque point de vue officiel que ce soit sur les événements historiques. Ni, a fortiori, à l’imposer à un autre Etat. Le vote d’une loi mémorielle ne se justifie que dans un unique cas, lorsque ce vote vaut reconnaissance, par la France, de sa propre responsabilité dans un crime passé.
La reconnaissance officielle d’un génocide est un remède qui panse, s’il est possible, les blessures de celles et de ceux qui en ont souffert et plus encore celles de leurs descendants. Elle attire l’attention sur les injustices et les crimes de l’histoire et induit, dans le public, une légitime prise de conscience. La multiplication des dispositions mémorielles, en revanche, ne peut que nuire à la cohésion sociale. Elle favorise la cristallisation de communautés de mémoire forcément concurrentes. Quand on sait que dans notre République – qui se veut universaliste – il n’y a pas et il n’y aura jamais assez de place pour toutes les mémoires, cette compétition ne peut avoir que des effets délétères. Occultant l’urgent besoin d’histoire qui est le nôtre, ces lois flattent seulement les mémoires, plus captives et plus utiles. Et elles les sélectionnent en fonction de critères bassement politiques.
La Turquie a le devoir impérieux de reconnaître le génocide commis sur son sol contre le peuple arménien. Elle doit indemniser les descendants des victimes. Mais ce n’est pas à la France de chercher – vainement – à l’y contraindre. La Turquie refuse, pour l’instant, de réécrire son histoire, pour y inclure ses pages les plus noires. Ce faisant, elle agit exactement comme notre pays, qui a mis cinquante ans à reconnaître la responsabilité de l’Etat français dans l’extermination des Juifs de France, et qui peine toujours à faire face à ses exactions de puissance coloniale.
Pourquoi, d’ailleurs, s’en tenir au génocide arménien ? La Turquie doit encore reconnaître ses pogroms anti-Juifs de 1934, en Thrace, perpétrés dans l’atmosphère antisémite entretenue par une presse pronazie. Et aussi l’impôt sur le capital par lequel, pendant la dernière guerre, elle taxa les Arméniens à 232% de leur revenu annuel, les Juifs à 179%, les Grecs à 156% et les musulmans à 5%, déportant en 1943 ceux qui ne pouvaient s’en acquitter dans un camp, à l’est de la Turquie, où ils furent soumis aux travaux forcés. Elle ne peut non plus faire l’impasse sur les pogroms des 6 et 7 septembre 1955, pendant le conflit gréco-turc de Chypre, qui prirent pour cibles les Grecs puis tous les minoritaires, Arméniens et Juifs confondus.
Comme historienne des Juifs de l’Empire ottoman et de la Turquie, j’ai vu de mes yeux les documents qui témoignent de tous ces événements. Je ne puis évidemment les taire. Mais cette conscience précise que j’ai de l’histoire chaotique des rapports de la Turquie avec ses minorités m’incite à la plus grande prudence, quand la France, qui en ignore tout, prétend se mêler de cette histoire, agissant à la légère et mettant en danger non seulement les relations franco-turques, mais les Arméniens eux-mêmes, sur place.
La reconnaissance des torts infligés et la réconciliation prendront du temps, mais elles viendront. La mise en demeure édictée par la France ne peut que les retarder. Le gouvernement turc nationaliste a, comme on pouvait s’y attendre, réagi avec agressivité au vote du 22 décembre et exercé des chantages. La France, elle, l’a traité avec mépris. Comme elle ne peut traiter, semble-t-il, qu’avec mépris un pays musulman qu’elle s’obstine à arrêter aux portes de l’Union européenne, le poussant un peu plus à se tourner vers un Moyen-Orient dont il est en train de devenir le leader incontestable. La manœuvre de politique interne se doublant ici d’une erreur géostratégique majeure, inspirée par le flirt du pouvoir avec un néonationalisme antimusulman qui n’a que peu à envier à celui de l’extrême droite.
Pour toutes ces raisons, je voterai contre la proposition de loi qui sera débattue au Sénat le 23 janvier prochain.
Dernier ouvrage paru : «la Souffrance comme identité» (Pluriel, 2010). Et à paraître ces jours-ci : «De l’impossibilité de devenir français» (Les Liens qui libèrent).