Hier 18 novembre, un peu après 18h30, dans le Grand salon du Rectorat de Paris, en Sorbonne, et devant une nombreuse assistance, Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), remettait à Esther Benbassa les insignes de chevalier de l’Ordre national de la Légion d’honneur.
Pascal Boniface publie ce jour, 19 novembre, le texte de son hommage sur son blog. Pour le lire, cliquer ici.
Ci-dessous le texte de la réponse d’Esther Benbassa:
« Cher Pascal,
Tu es l’ami des coups durs, de nos combats ardus pour la liberté, mais aussi celui des soirées amicales où le vin et la parole coulent ensemble si facilement. Tes mots, très élogieux, sont le témoignage de l’amitié fraternelle que tu me portes et personne n’est obligé de croire vraiment tout ce que tu as eu la bonté de dire de moi.
Je tiens à te remercier, comme je tiens à remercier M. le Recteur de Paris et tous ceux qui sont présents ici et dont certains se sont déplacés de loin pour ce jour qui est pour moi l’occasion de tous vous retrouver et de fêter avec vous des relations de fidélité qui ont commencé, pour certaines, il y a presque quarante ans.
Devant tant d’affection de votre part, je ne peux que célébrer ce qui a été pour moi le plus important : les rencontres, ces rencontres qui m’ont accompagnée et guidée jusqu’à aujourd’hui, presque à chaque moment d’une vie non dénuée d’obstacles et marquée de quelques tragédies fondatrices. Mais aussi une vie de gaieté, de fous rires et de beaux combats collectifs.
De l’Espagne ancestrale d’où ils étaient issus, mes parents, cinq cents ans après, avaient gardé comme des biens précieux la langue espagnole du Moyen Âge et le sens de l’honneur et de la fidélité, qu’ils m’ont transmis sans faillir. C’est par fidélité – au judaïsme – que leurs aïeux avaient quitté l’Espagne, en 1492, refusant de se convertir au christianisme et traversant les mers à leurs risques et périls pour s’établir dans l’Empire ottoman. Mais c’est encore par fidélité – à cette Espagne, cette fois, à la fois tant aimée et tant haïe, qui les avait expulsés – qu’ils étaient demeurés si indéfectiblement attachés, cinq siècles plus tard, à l’idiome et à la culture de ce pays perdu.
Dès que je pleurais pour une bagatelle, ils me martelaient cette phrase que je n’ai jamais oubliée : somos o no somos. Littéralement : Nous sommes ou nous ne sommes pas. A savoir : Ou l’on est ce que l’on est, ou l’on ne l’est pas. Une belle conscience de soi aristocratique, pas du tout illégitime d’ailleurs, l’Espagne juive ayant donné au judaïsme – et plus largement à la civilisation – une impressionnante pléiade de penseurs, de savants et de poètes.
Il ne fallait jamais baisser la tête devant la difficulté, jamais se compromettre, jamais trahir. La règle d’or était de toujours se battre pour que l’avenir soit meilleur, mais sans renoncer à ses convictions. Et ne jamais se départir de ce qu’on appelait saver bivir – beaucoup plus qu’un savoir-vivre en fait, beaucoup plus que les bonnes manières. Un art de vivre, avec les autres.
Nous étions partis pour ne pas trahir notre religion, nous avions souffert pour elle. Certes, ce qu’il en restait, de cette religion, la religion des miens, avait un côté bon enfant, point de fanatisme en elle, seulement un respect des traditions pour ne pas perdre ses repères. Ce sont mes parents qui, dans le Babel des langues parlées à la maison, m’ont appris l’ouverture, la défiance à l’égard de tout sectarisme. L’histoire des leurs était marquée par l’expérience du rejet, c’était le fanatisme qui les avait contraints à quitter leur ancienne patrie. Leur religion, à eux, était riante, heureuse, chantante, mais leur éthique exigeante.
L’argent n’était pas très important. La fameuse fama, la réputation, elle, comptait bien plus. Et cette réputation n’était pas faite de bling bling mais de valeurs comme le travail bien fait, les études, la générosité, le sens de la parole donnée et de l’honneur. Ces valeurs, peut-être un peu démodées aujourd’hui, comptaient déjà beaucoup pour la petite fille unique que j’étais encore à l’époque.
Une petite fille rêveuse, qui n’a commencé à parler que vers quatre ans, tant les langues entendues à la maison étaient nombreuses. Une petite fille timide, aussi, dont le monde n’était fait que de ces valeurs strictes, des valeurs qui très vite, paradoxalement ou au contraire très logiquement, m’ont éveillée à la révolte…
Je n’avais ainsi que cinq ans quand je m’en suis allée deux jours – deux jours d’angoisse absolue pour mes parents qui ne savaient où j’avais disparu – vivre au milieu de Tsiganes que j’avais aperçus par la vitre de notre appartement bourgeois et que je n’avais pas hésité à suivre… Pour connaître probablement l’aventure, le goût de la liberté, et échapper un peu aux exigences des miens.
Je ne cesserai, par la suite, de partir. Pour mieux apprécier ces valeurs, en fait. J’ai toujours aimé la découverte, les rencontres, les êtres humains, sans toutefois être dupe. Élevée dans des écoles chrétiennes, grandie dans la pluralité religieuse et culturelle, j’ai fait mon chemin dans la vie grâce aux livres et aux rencontres. De merveilleuses rencontres sans lesquelles je serais aujourd’hui une petite chose, encore plus petite que je ne le suis.
Je les ai faites, ces rencontres, toujours dans des moments de rupture suivis de découvertes essentielles, indispensables à mon être tourmenté. J’ai d’abord découvert la langue française enfant, une rencontre fulgurante. Puis l’anglais, un amour clandestin. Mon père que j’ai adoré, un aventurier cultivé, inventif, amateur de théâtre, d’opéra, de poésie et de belles femmes, qui s’est ruiné plus d’une fois, mais qui a toujours su nous réunir, et dont la légende, trente ans après sa mort, court toujours. Les livres, les encyclopédies, la Révolution française, la Commune de Paris de 1871. Des femmes merveilleuses aussi – dont ma grand-mère, femme savante avant l’heure.
Les hommes de ma vie, bien sûr, qui m’ont choyée et ont participé à mes combats. Mes maris. Le premier, peintre sculpteur qui m’a initiée à l’art et qui a fait de moi une collectionneuse, pas très fortunée, certes, mais toujours curieuse. Le second, depuis maintenant presque trente ans à mes côtés, partenaire de mes engagements scientifiques, intellectuels et citoyens, aimant, et porteur avec moi de tant de projets communs.
Sans oublier, enfin, mes nombreux amis ici présents, ou absents. Les anciens, d’abord, et les disparus, de couleurs politiques pour le moins variées, mais peu importe, ils ont beaucoup compté. Louis Bazin, mon patron de thèse. Annie Kriegel, qui m’a permis d’entrer au CNRS. François Crouzet, qui m’a accueillie dans son laboratoire quand tout allait mal. Pierre Vidal-Naquet qui, un jour, m’a dit : « Maintenant, Esther, vous arrêtez d’écrire vos livres savants » et qui m’a condamnée à devenir une intellectuelle publique. Dure condamnation, que j’ai essayé d’assumer en pensant très souvent à lui.
Quelques mots, aussi, pour Monique Benveniste et pour Serge Benveniste, rencontrés téléphoniquement à bord d’un train Lausanne-Paris, grâce à Michèle Escamilla, qui soutiennent généreusement depuis onze ans le centre de recherche qui porte le nom de leur père et les travaux de nos étudiants.
Ils sont si nombreux ceux qui m’ont faite ce que je suis aujourd’hui. Car ce sont les rencontres qui nous font, excusez-moi d’insister, pas seulement notre mérite. Je n’ai jamais nourri cette illusion occidentale qu’on est capable de se faire soi-même. On est soi avec les autres, et par eux. Quoi que Sartre ait pu en dire, les autres, ce n’est pas seulement l’enfer. Certes, ils le sont, parfois. Mais l’historienne que je suis a fini par admettre que le genre humain n’est ni noir ni blanc mais gris. Et que ce gris fait de nous des hommes et des femmes. Des lâches, souvent, mais aussi, parfois, plus rarement sans doute, des héros et des héroïnes.
Je préfère encore rester cette petite fille rêveuse d’antan qui imaginait sa vie et s’émerveillait chaque fois que quelque chose d’inattendu lui arrivait. Même cette médaille m’est tombée dessus sans prévenir. J’ai appris son attribution par un tiers, qui lui, le 14 juillet, lit Le Figaro. J’ignore qui l’a demandée pour moi, j’ai fait ma petite enquête, en vain. Mais ce genre de surprise est bien anecdotique à côté de ce que je vais vous raconter maintenant.
Il y a quelques années, je rencontrais, à l’Hôtel de Ville de Paris, Ricardo Coronado, vêtu d’un beau costume de dircab. A l’époque, il travaillait au cabinet de Khedidja Bourcart. J’étais venue demander une subvention à la Mairie pour notre association. Il s’approche, il me dit : « Je connais ce que vous écrivez ». J’étais bluffée. Il y avait donc des politiques qui lisaient ?
Nous finissons par devenir amis, avec Khedidja et Ricardo. Un jour, il me présente son frère, malicieux, spirituel et beau gosse : Sergio. C’est lui qui, il y a à peine quinze mois, un soir, en plein mois d’août, m’envoie un SMS. Un SMS qui m’arrive dans cette campagne froide et pluvieuse où je me réfugie chaque été pour écrire. Il me demande si je serais intéressée de devenir sénatrice. Puis il m’envoie un autre SMS. Pour me demander – on ne sait jamais – si je suis bien de nationalité française.
J’ai cru à un canular, bien sûr. Je suis aujourd’hui sénatrice et j’en suis, croyez-le bien, la première étonnée. Sergio ressemble d’ailleurs à un ange, un drôle d’ange tout de même, jamais là où on l’attend, à la fois absent et présent. Il est là ce soir, et ça me réconforte. Je ne pensais vraiment pas faire de la politique, il a fini par me convaincre. Et j’ai aujourd’hui une nouvelle famille : E-E-L-V. Qui aurait pensé que je rejoindrais cette famille-là, avec ce drôle de nom, aussi sympathique et délicieusement conflictuelle qu’une famille juive, aussi encline, aussi, aux petits accès de fièvre messianique ? Ainsi est faite la vie. Et tel est mon engagement aujourd’hui, sincère, raisonnable, positif.
Comment ne pas citer Pierre Joxe qui m’a tant soutenue et épaulée pendant une campagne qui allait s’avérer délicate ? Comment citer nommément, tous ceux qui, au sein de mon nouveau parti, à ses marges, à l’extérieur, militants de Paris, fées de Créteil, les grands chefs et les autres, les jeunes génies et les vieux routiers, Verts historiques, Verts plus clairs, et aussi pas mal de non-Verts, ont veillé sur moi, m’ont encouragée, et continuent de m’aiguiller et de m’aiguillonner ?
Vous connaissez tout, presque tout de moi. De la petite fille d’Istanbul, de la responsable d’agence de voyages que j’ai été pendant des années, de l’enseignante du secondaire, de la chercheuse et de l’universitaire, et de mon arrivée au Sénat, où j’espère de tout cœur faire de belles choses, des choses utiles. C’est à vous, mes amis, que je dois tout cela.
J’essayerai d’être à la hauteur de vos attentes. Ne m’en demandez pas trop, pourtant. Maintenant, je suis un peu vieille, et peut-être finirai-je par manquer d’énergie. Mais sachez que je ne manquerai jamais d’amour ni de reconnaissance. Pour cela, vous pourrez toujours compter sur moi.
Mais il est grand temps de boire et de manger, ne croyez-vous pas ? »
Photo: Philippe Mariana