Gaspard Kœnig, librio (Libération, 18 juillet 2016)

« Le vibrionnant essayiste et romancier défend son libéralisme à la française, quitte à tracer sa route en solo.

«Les philosophes ne se comportent jamais de manière conforme à leurs principes.» Ce précepte personnel est bien utile à Gaspard Kœnig, 34 ans, animal libéral-libertaire écumant en solitaire les mers intello-médiatiques hexagonales. «Moi qui fais l’apologie du vice, je mène une vie très sage», glisse-t-il en piochant dans ses frites, dans une brasserie parisienne à deux pas des bureaux de son think tank, Generation libre (300 000 euros de budget en «dons individuels», une paire de jeunes collaborateurs). Le vice, dans sa bouche, est entre guillemets. Il découle d’une vertu cardinale pour Kœnig : la liberté individuelle, déclinée dans une myriade de combats de lobbying. Le bon père de famille (deux enfants de 5 et 7 ans), dont le dernier joint remonte à ses années de prépa, enchaîne les allers-retours entre Paris et Londres où il vit pour défendre la légalisation du cannabis, la GPA, la dépénalisation de la prostitution. Il bataille contre «les rentes et les monopoles», l’état d’urgence, la surveillance étatique, réfléchit à un nouveau modèle d’immigration où l’Etat traiterait directement avec les passeurs… on en oublie. «Il a une vision très anglo-saxonne du monde, où les tabous se discutent. C’est un ovni ici, qui n’a d’équivalent que chez les libertariens américains», résume la sénatrice Europe Ecologie-les Verts (EE-LV) Esther Benbassa. Gaspard Kœnig, c’est Alain Madelin sans cesse updaté, Emmanuel Macron sous stéroïdes. Quand, avocat du diable, on lui demande ce qu’il penserait si «mère porteuse» devenait un métier comme un autre, il reste droit dans ses bottes : «Pourquoi pas ? Si l’on va au bout de l’idée que chacun définisse ses choix de vie, le résultat n’est pas toujours très sympathique.»

Sympathique, l’ex-plume de Christine Lagarde, l’est. Normalien mais pas professoral, ouvert à la contradiction et à l’autocritique amusée, il cultive un air juvénile et romantique, comme sorti d’un film de la Nouvelle Vague. Il a quelques cheveux blancs dans sa coupe de simili-Beatles (période bien peignée), et des airs de Ted Kennedy selon une directrice de casting, qui l’a aperçu à la télé et l’a débauché pour faire de la figuration dans un biopic à venir de Jackie Onassis. Ce qui lui a valu de passer quelques heures avec Natalie Portman : «Il y a pire comme journée.» Les hasards de la vie amusent quand on a toujours fait bonne pioche. Le «précariat choisi» qu’il défend est un euphémisme au vu de son parcours. En quinze ans, l’agrégé de philo a été tour à tour, et parfois simultanément, romancier, prof de fac, nègre ministériel à Bercy, candidat aux législatives, économiste à la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd), conférencier habitué des plateaux télé. Cette année, il a reçu des mains d’Emmanuel Macron le prix Turgot du meilleur livre d’économie pour l’essai le Révolutionnaire, l’Expert et le Geek, a publié un roman (Kidnapping) et a lancé, entre deux cours à Sciences-Po, une newsletter philosophique, où il passe l’actualité au tamis de l’histoire des idées.

Un tourbillon pas prêt de s’arrêter selon son ami critique d’art Hector Obalk : «Je lui prédis une carrière en zigzag, il a des ambitions contradictoires qui ne font pas forcément bon ménage. C’est un grand mélancolique à l’esprit rapide.» Marion, amie d’enfance aujourd’hui dans la finance, confirme l’existence de ce spleen sous le bouillonnement, reliquat d’une enfance solitaire parmi les livres, auprès de parents soixante-huitards : «Ce n’était pas un petit garçon banal. Pas intrépide, presque peureux, mais très excité par la difficulté.» Son père, Jean-Louis Hue, est rédacteur en chef du Magazine littéraire. Sa mère écrit aussi, mais consacre le plus clair de son temps à son fils unique surdoué. Après avoir majoré le concours de Normal Sup, il écrit son premier roman, Octave avait 20 ans (lui en a alors deux de plus), en attendant de passer l’agrég. Sorti en 2004, le livre est bien reçu. Il part en échange d’un an avec la fac new-yorkaise de Columbia, loue «un cagibi» dans un loft d’artistes à Soho, en coloc avec des mannequins et un vieil universitaire anar. Le Frenchie, qui a toujours eu «une vie monacale» et des photos de Deleuze dans sa chambre, est happé par l’hédonisme de la Big Apple. Il rencontre Andrea, sa femme, en boîte de nuit. Elle est roumaine, a dix ans de plus et travaille dans la finance alors dans son âge d’or. Il fait l’expérience du luxe, de la fête. «Le tourbillon, la tête qui tourne, les valeurs qui s’inversent», résume celui qui, à l’époque,«se faisait une fierté de ne pas suivre l’actualité, pas politisé, à part quatre mois dans la cellule communiste d’Henri-IV en terminale».Andrea, elle, «a connu le communisme, le vrai, elle a vu tomber Ceaucescu». L’épiphanie libérale arrive à ce moment-là, fruit de lectures passées à la trappe par l’université française, prisonnière «de la rhétorique néofoucaldienne, répétitive et coupée du monde, pas si révoltée que ça au final.» Il se désole que «les meilleurs», à la Piketty, finissent forcément dans le camp opposé au sien. En France, le mot «libéral» fait grimper aux rideaux. «C’est devenu synonyme d’austérité patronale, reconnaît-il. Je m’en tiens au sens philosophique et je ne vais pas en changer parce que certains ont déformé le terme.» […] »

 

Pour (re)lire l’article de Libération dans son intégralité, cliquez ici !