Le Premier ministre Manuel Valls et la majorité sénatoriale s’accusent mutuellement de ne pas rechercher le « consensus » sur la déchéance de nationalité (Bulletin Quotidien, 17 mars 2016)

Le Sénat a entamé hier l’examen du projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, adopté le 10 février en première lecture par (‘Assemblée nationale (cf. BQ du 11/02/2016), dans une ambiance particulièrement tendue, le Premier ministre Manuel VALLS et la majorité sénatoriale s’opposant d’emblée sur la question de la déchéance de la nationalité.

« A l’Assemblée nationale, nous avons cherché et construit un accord. Au Sénat, vous ne l’avez pas cherché. Avec personne. Et je m’en étonne. Vous refusez, à ce stade bien sûr, le principe d’un accord avec l’Assemblée nationale. Et, vous le savez parfaitement, (…) votre proposition ne sera jamais adoptée par une majorité de députés », a souligné M. VALLS lors de la discussion générale du texte.  « Je serai très direct : l’amendement adopté par votre commission des Lois prend le contrepied du consensus », a ajouté le Premier ministre en disant « regretter profondément » cette situation. « Dans l’hémicycle, droite et gauche, malgré les débats (…), ont su dépasser les clivages et se rassembler. C’est ce même chemin que nous devons prendre, ici », a insisté M. VALLS.

Rappelons que contrairement à ce qu’avait souhaité la veille le Premier ministre, qui avait appelé à un vote conforme, la commission des Lois du Sénat a largement retouche la semaine dernière le texte issu des travaux de l’Assemblée nationale, notamment son article 2 sur la déchéance de nationalité, au risque de rendre impossible tout compromis avec les députés, pourtant indispensable s’agissant d’une révision de la Constitution. La commission a notamment adopté un amendement de son président, M. Philippe BAS (LR), prévoyant de limiter la possibilité de déchéance de nationalité aux seuls français binationaux, pour éviter de créer des apatrides, et supprimant les délits terroristes des motifs susceptibles de justifier le prononcé de la déchéance de nationalité (alors que cette mention avait été ajoutée par les députés via un amendement du gouvernement à la demande notamment du président du parti Les Républicains Nicolas SARKOZY). L’amendement sénatorial confie en outre au gouvernement, après avis conforme du Conseil d’Etat, la responsabilité de prononcer cette déchéance, comme c’est le cas actuellement pour les personnes ayant acquis la nationalité française, alors que le gouvernement souhaite faire de cette sanction une peine complémentaire prononcée par un juge judiciaire (cf. BQ du 10/03/2016).

« Je veux poser directement cette question : quelles sont les intentions de la majorité sénatoriale ? Quel message est ici envoyé aux Français ? Souhaitez-vous vraiment remettre en cause une décision qui a su rassembler, à l’Assemblée nationale, les deux grandes familles politiques ? Dans quel but ? (…) C’est, je le dis, ici très tranquillement, très sereinement, une très lourde responsabilité ! », a insisté le Premier ministre.

« Nous n’avons pas de leçon à recevoir en ce qui concerne l’unité de la représentation nationale pour la lutte contre le terrorisme », lui a répondu vertement M. BAS en rappelant que le Sénat avait notamment soutenu sans barguigner les deux lois visant à proroger l’état d’urgence depuis les attentats du 13 novembre. « Il n’y a pas eu consensus à l’Assemblée, mais compromis », a-t-il également répliqué avant de revenir sur le déroulement des événements. « Le 23 décembre, c’est un texte qui reflétait fidèlement les intentions du président de la République qui a été adopté par le Conseil des ministres avant de partir à l’Assemblée nationale », a-t-il rappelé. « L’Assemblée n’a pas souhaité suivre la proposition du président de la République et c’est son droit », a-t-il poursuivi non sans ironie, en faisant valoir que la formule retenue par les sénateurs était « plus proche du pacte du

16 novembre », date du discours de M. HOLLANDE devant le Congrès à Versailles, « que celle de l’Assemblée nationale ». Une position qualifiée de « posture » par M. VALLS, ironisant sur ces sénateurs de droite devenus « les porte-parole » du président de la République.

Rappelons qu’après moult débats, les députés avaient adopté en février une version du texte prévoyant la possibilité de déchoir de la nationalité française tout individu condamné pour « un crime ou un délit constituant une atteinte grave à la vie de la Nation », qu’il soit ou non binational, ce qui revient dans les faits à rendre possible la création d’apatrides (cf. BQ du 29/01/2016). La rédaction proposée par la commission des Lois du Sénat se rapproche donc davantage de celle proposée initialement par le gouvernement dans le texte présente en Conseil des ministres, directement inspirée du discours prononcé par M. HOLLANDE devant le Congrès, qui rendait possible la déchéance de nationalité pour toute personne « née française qui détient une autre nationalité » lorsqu’elle est « condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation » (cf. BQ du 24/12/2015). Rédaction qui avait mis le feu aux poudres car accusée de « stigmatiser » les binationaux, entraînant notamment le départ de la Garde des Sceaux Christiane TAUBIRA.

« C’est à vous à construire le consensus », a affirmé l’ancien Garde des Sceaux Michel MERCIER, sénateur (UDI-UC) du Rhône, rapporteur spécial pour le suivi de l’état d’urgence. « Nous, nous souhaitons aller à Versailles », a-t-il assuré, renvoyant la balle dans le camp du Premier ministre. Mais pour le président du groupe Socialiste au Sénat, M. Didier GUILLAUME, « l’amendement présente par M. BAS empêche toute possibilité de compromis avec l’Assemblée ». « Le Sénat n’est pas là pour faire un copié-collé des débats et du vote de l’Assemblée, mais l’inverse est vrai aussi », a-t-il lancé. « Brandir le discours de Versailles pour dire que cet amendement est fait pour soutenir le chef de l’Etat est ridicule », a-t-il ajouté. Dans ce contexte, il a demandé « solennellement au président du Sénat Gérard LARCHER de bien vouloir organiser une réunion avec les présidents de groupes qui veulent voir la réforme aboutir ».

La gauche dénonce des arrière-pensées « politiciennes »

« Aujourd’hui, la majorité de droite sénatoriale met en avant l’apatridie. Mais ça concernera peut-être une personne dans quarante ans ! Et pour cela, est-ce qu’on ferait capoter une réforme constitutionnelle ? (…) C’est une posture qui ne va pas dans le sens de l’unité nationale », avait dénoncé M. GUILLAUME dans la matinée, en rappelant que « le problème ce n’est pas l’apatridie, c’est le terrorisme ». « Il faut que les sénateurs de droite, le président du Sénat, le président du groupe majoritaire au Sénat abattent ses cartes. Je ne suis pas favorable à ce que la droite sénatoriale fasse sauter à la corde le gouvernement pour des raisons politiciennes, peut-être pour des raisons de primaire à droite », a-t-il ajouté à l’adresse du président du Sénat Gérard LARCHER et du président du groupe LR Bruno RETAILLEAU, soutiens de M. François FILLON dans la primaire de la droite pour la présidentielle de 2017. « Pour moi, il ne peut pas y avoir de réforme constitutionnelle s’il n’y a que l’article 1. Ça n’aurait aucun sens. Soit il y a une réforme constitutionnelle avec un texte sur l’article 2 de déchéance qui fait consensus, soit non », a ajouté M. GUILLAUME, tentant de rejeter sur la droite la responsabilité d’un éventuel échec de la réforme.

« Ce débat confine à la tartufferie alors que tant d’autres questions mériteraient un grand débat national », a regretté la sénatrice de Seine-Saint-Denis Eliane ASSASSI au nom du groupe CRC. « Pourquoi modifier notre Constitution (…) en y insérant un article scélérat inspire de l’extrême droite, qui ne s’appliquera au mieux qu’à une poignée individus, ne méritant certainement pas d’être même mentionnés dans la charte fondatrice de notre République ? », a demandé pour sa part Mme Esther BENBASSA au nom du groupe Ecologiste. « Avons-nous pensé à l’usage que pourrait en faire cette même extrême droite, si un jour elle arrivait au pouvoir ? », a-t-elle ajouté, tandis que le président du groupe ROSE Jacques MEZARD a dénoncé un texte « inutile et délétère ».

A propos de l’article 1″ du projet de loi, qui vise à inscrire le régime de l’état d’urgence dans la Constitution, la commission des Lois du Sénat a adopté la semaine dernière une série d’amendements précisant notamment que les mesures prises sous état d’urgence devaient être « strictement adaptées, nécessaires et proportionnées », rappelant la compétence de l’autorité judiciaire et réduisant de quatre à trois mois le délai maximal de prorogation de l’état d’urgence par le législateur. « Nous examinerons avec le Garde des Sceaux Jean-Jacques URVOAS tous ces amendements avec un esprit constructif, dès lors qu’ils seront conformes aux principes qui ont guidé notre travail sur cette révision constitutionnelle », a assuré M. VALLS.

L’examen du texte doit se poursuivre aujourd’hui et fera l’objet d’un vote solennel des sénateurs mardi prochain.

Quand M. HOLLANDE qualifiait la déchéance de nationalité de « chose de droite » qui « n’apporte rien

Hasard du calendrier, ce début d’examen du texte au Sénat a correspondu à la publication dans « Le Monde » des bonnes feuilles d’un livre écrit par les journalistes Charlotte CHAFFANJON et Bastien BONNEFOUS, intitulé « Le Pari ».

Dans ce livre à paraître le 24 mars, les auteurs relatent un entretien que leur a accordé le président de la République François HOLLANDE le 16 juillet 2015, soit six mois après les attentats contre « Charlie Hebdo » et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes et quatre mois avant les attaques du Bataclan et du Stade de France. Analysant devant ses hôtes les « thèmes qui feront la campagne » de 2017, le chef de l’Etat déclare: « On voit bien qu’il y a des sujets qui s’installent, comme le terrorisme, la question de l’immigration, le vivre-ensemble, la religion, l’islam… On voit bien comment la droite et l’extrême droite essaient d’utiliser les inquiétudes réelles des Français pour en faire des sujets de la présidentielle ». « On ne peut pas les éviter, mais on peut les dépasser », estime M. HOLLANDE, selon lequel « si on est, sur ces sujets-là, dans une surenchère avec la droite, c’est comme dire : bon finalement, l’extrême droite et la droite ont raison ». « Il faut que l’on montre que la lutte contre le terrorisme n’est pas un sujet de division, surtout lorsque la droite cherche à nous emmener sur un terrain qui n’est pas le nôtre », poursuit le chef de l’Etat. Et de se mettre « à lister, une pointe de mépris dans la voix, les idées qu’il refuse de faire siennes : « La déchéance de nationalité, ou l’indignité nationale, vous savez toutes ces choses de droite qui sont de l’ordre du symbolique et qui n’apportent rien à la lutte contre le terrorisme ». Le 16 novembre 2015, le chef de l’Etat proposait au Parlement réuni en Congrès à Versailles de mettre en œuvre la déchéance de nationalité pour les ^nationaux, y compris nés Français, condamnés pour acte de terrorisme.