PJL n° 461:
relatif au renseignement
(Procédure accélérée)
Mardi 9 juin 2015
Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV
Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Monsieur le Président de la commission des lois,
Monsieur le rapporteur,
Mes ChèrEs collègues,
Ce PJL nous oblige, mes cherEs Collègue, à nous prononcer sur le choix de société que nous voulons faire. Et ce ne sont pas les terroristes contre lesquels il a été élaboré qui doivent nous dicter ce choix. À moins d’accepter de perdre le combat d’avance.
Ces terroristes, au moins ceux qui ont agi sur notre sol, notre société a contribué à les fabriquer. Pourquoi ? Comment ? Il faut se poser la question. Je ne me hasarderai pas ici à suggérer des réponses, forcément complexes. Je crains de toute façon que notre exécutif ne veuille pas les entendre. Parce qu’il juge que la répression est la seule vraie réponse à tout cela. Il n’est d’ailleurs pas le seul, comme l’atteste encore le récent rapport de la commission d’enquête de notre Haute Assemblée sur la lutte contre le terrorisme.
Je ne vais pas m’agenouiller devant vous pour répéter que rien ne justifie l’horreur des actes terroristes dont nous sommes les témoins. Mais je sais aussi que ne pas le faire est s’exposer à l’accusation – indigne – de complaisance. Vouloir comprendre le phénomène n’est pas le justifier. Mais produire des lois répressives sans vouloir comprendre est une faute éthique et un manquement grave à l’art de gouverner.
Moi-même et mon groupe ne sommes pas les seuls à dire nos appréhensions face à ce texte. Amélioré, dans le sens d’une protection de nos libertés, grâce au travail de la Commission des Lois et de ses rapporteurs, il reste largement intrusif et ne laisse pas d’être inquiétant pour les défenseurs des droits humains. La CNIL, la CNCDH, le Syndicat de la Magistrature, l’Union syndicale des magistrats, les associations de défense des libertés individuelles et publiques, sans compter les hébergeurs, les acteurs de la filière numérique, la liste est longue de ceux qui nous mettent en garde.
Dès 2014, la Commission des libertés civiles et des affaires intérieures du Parlement européen avait souligné, dans une enquête, que « les programmes de surveillance constituent une nouvelle étape vers la mise en place d’un État ultra-préventif s’éloignant du modèle du droit pénal en vigueur dans les sociétés démocratiques ». Ce PJL est un nouveau pas en ce sens. L’extension des techniques couplée à l’extension des motifs de surveillance pourrait aboutir à des dérives incontrôlables.
Ce PJL permettra aux services de renseignement d’accéder à plus de données encore – quand on sait qu’ils n’ont pas pu analyser les données, bien moins volumineuses, en leur possession jusque-là, ni arrêter les terroristes avant qu’ils ne commettent leurs crimes. Soyons sérieux, aurons-nous jamais en nombre suffisant la main d’œuvre hautement qualifiée d’ingénieurs, de linguistes, etc., indispensable pour faire ce travail ?
Ironie de l’histoire : nous allons voter notre petit Patriot Act à nous, quand Barack Obama signe, outre Atlantique, son Freedom Act ! Nous ne voulons donc rien apprendre des erreurs de ceux qui nous ont précédés ? Freedom aux États-Unis, liberté ici ! Ces mots ont le même sens, Monsieur le Ministre.
Les deux premiers articles de ce PJL dessinent les contours d’une nouvelle utopie orwellienne. Je vous le demande, mes cherEs collègues : qui d’entre nous a déjà vu des catchers, des boîtes noires? qui sait ce qu’est un algorithme? Quand nombre d’entre nous utilisent encore des téléphones d’un autre âge, nous allons, ignorants du raffinement des technologies modernes, voter un texte susceptible de devenir une arme redoutable entre les mains d’hommes, de femmes ou de régimes moins scrupuleux ? J’admire votre légèreté et songe avec effroi aux lois votées, dans des passés troubles, par des parlementaires hélas aussi légers que nous. Je ne doute pas de la sincérité de notre Ministre de l’Intérieur. Mais je crois, moi, qu’il faut prévoir le pire pour tenter de l’éviter à temps.
Imaginons un instant un exécutif de droite tentant de faire passer un texte pareil. La moitié de la France, alertée par une gauche réveillée, serait descendue dans la rue ! Le groupe écologiste n’est pas meilleur qu’un autre. Mais les écologistes ont une tradition : celle d’une défense intransigeante des libertés. C’est aussi ce qui guide mon action. CherEs collègues, si vous aviez vécu dans des pays moins démocratiques que le nôtre, vous seriez certainement plus prudents !
Je rends grâce à notre commission d’avoir posé quelques verrous pour stopper des dérives immédiates. Je suis heureuse que reprenant l’amendement de notre Garde des sceaux, nous ayons évité de jeter les bases de la prison de l’avenir, celle du Panoptique de Bentham, celle que décrit Michel Foucault à la p. 234 de son Surveiller et Punir : « induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. »
Quitte à rester minoritaire, ce qui peut être un honneur, mon groupe et moi-même avons rejoint des sénateurs comme Mme Cukierman, M. Malhuret, M. Mézard, Mme Morin-Desailly et quelques autres dans une défense assumée des libertés de nos concitoyens, résistant aux effets secondaires de l’émotion suscitée par l’horreur terroriste. L’émotion passe, les lois restent.
Les minoritaires ne peuvent faire entendre qu’un mince filet de voix. Ils ont le devoir de le faire entendre. Moins éblouis par la pompe faussement rassurante des victoires majoritaires, peut-être voient-ils plus loin, tout simplement. Le groupe écologiste, comme quelques autres ici, votera contre ce texte. Parce qu’il faut, avant tout, raison garder, et rester fidèle à l’essentiel : humanisme et liberté.