par Esther Benbassa,
« Notre désarroi perdure devant les attentats contre Charlie Hebdo et contre l’hyper cacher de la porte de Vincennes, ainsi que face au meurtre de la policière de Montrouge. L’émotion ne retombe pas. Le bruit assourdissant des commentaires dans les médias n’y aide guère. Le temps du deuil, pourtant, doit venir. Qui sera aussi celui de la réflexion, et de l’effort pour tenter de comprendre vraiment ce qui s’est passé.
Communion
Les grandes messes républicaines qui, dans diverses villes de France, ont réuni des millions de citoyens, ont certes contribué à créer le réconfort d’une unité, peut-être pas vraiment « nationale », d’ailleurs. Ce moment de communion, même imparfait, même provisoire, était sans doute nécessaire. Il ne sera assurément pas suffisant.
Avons-nous communié dans le rappel de ce qu’il y a de sacré en toute vie humaine ? Certes. Mais ce rappel ne vaut généralement que pour l’intérieur de « nos » frontières : celles du « monde occidental ». Même dans ces limites, d’ailleurs, le degré de notre compassion varie. Nous émouvons-nous vraiment comme il le faudrait du sort de ces femmes qui meurent tous les jours, sous nos latitudes, sous les coups de leurs conjoints, ou de ces SDF tués par la faim, le froid, la maladie ? Nous oublions aussi un peu vite notre propre passé : guerres européennes, génocides, oppressions coloniales. Quant à tous ceux qui meurent au loin, sur d’autres champs de bataille, civils, femmes et enfants, parfois de notre propre fait, suscitent-ils jamais en nous des révoltes comparables ?
Rien ne justifie certes les assassinats des 7, 8 et 9 janvier. Rien ne peut rendre tolérable la mort de journalistes parce qu’ils exerçaient leur liberté d’expression, la mort de juifs seulement parce qu’ils étaient juifs, la mort d’agents des forces de l’ordre remplissant simplement leur mission. Il ne s’agit pas de justifier. Mais de comprendre.
Ce que nous comprenons
Notre raison est bien à même de saisir les arguments rationnels qu’on nous présente.
L’impuissance d’un « modèle » laïc détourné de sa vocation première, qui oublie ce que l’article premier de la loi de 1905 pourtant garantit bien : la liberté de conscience et le libre exercice des cultes, sous la seule réserve de l’intérêt de l’ordre public, et qui instrumentalise la laïcité à des fins islamophobes.
Le rendez-vous manqué pour inclure les Français musulmans, toujours perçus comme des citoyens de seconde zone. La non-réorganisation du culte musulman, l’absence de formation adéquate du personnel de ce culte.
Tout ce travail – école, formation, emploi, logement, accès à la culture, etc. – que depuis trente ans nous n’avons pas fait en amont, dans des quartiers et des villes où la souffrance était grande. L’absence d’une vraie réflexion sur la nécessité d’une action de déradicalisation sur les lieux-mêmes de la radicalisation : dans les prisons.
La violence croissante dans notre société en crise économique et morale. La légèreté de nombre de responsables politiques. Une politique politicienne coupée des réalités. L’échec et la mort des grandes idéologies politiques.
La liste est longue. Tous ces arguments ne se recoupent pas exactement. Aucun d’entre eux n’est faux. Mais même pris ensemble, ils ne parviennent pas à rendre compte de l’irréductible singularité du phénomène. Quelque chose, toujours, résiste à notre compréhension et nous empêche de faire le deuil.
Un millénarisme high-tech
Quelque chose à cet égard doit être dit, et qui est parfois occulté : la dimension incontestablement messianique et millénariste du phénomène. Notre esprit sommairement « voltairien » refuse de penser le monde avec la religion, et surtout avec ses ferveurs négatives, meurtrières, qui ont périodiquement et tragiquement affleuré au fil de l’histoire.
Que nous soyons athées, agnostiques, pratiquants, croyants, ou simplement « sans religion », n’oublions pas que l’ère technologique dans laquelle nous vivons n’a nullement empêché la résurgence de ces traditions mortifères. Au contraire. Ceux qui renouent avec elles usent des techniques les plus neuves – tel Internet – pour s’initier à une religion répondant à leurs attentes, puis pour diffuser leur propagande et faire de nouvelles recrues. Les médias les plus modernes ne les fascinent pas moins que les plus irreligieux d’entre nous. Ils leur servent de témoins. Même au seuil de la mort, justement au seuil de la mort, le martyr d’aujourd’hui a besoin de la télé…
Ni les rapports dont s’abreuve l’exécutif, trop souvent rédigés par des experts autoproclamés, ni les « analyses » diffusées par des cabinets de consultants qui font leur business en vendant aux revues féminines et autres médias des témoignages ad hoc, ni les clichés prêts à consommer déversés sur les ondes, ni les réunions, missions et commissions dûment programmées ne touchent vraiment du doigt cette dimension-là – proprement religieuse – du phénomène.
Les raccourcis ou les échappatoires sont tentants, bien sûr. Et certains s’y laissent aller allègrement. S’en prendre à l’islam comme tel. Ou sous-estimer la réalité et la gravité de l’antisémitisme qui s’exprime. Ou se dire – pourquoi pas ? – que les musulmans et les juifs n’ont qu’à régler leur problèmes eux-mêmes (et si possible ailleurs)… Tout cela ne relève que d’un brouillage sans intérêt, et ne sert, en dernière analyse, qu’à remonter les populations les unes contre les autres, alors même que notre exécutif a précisément essayé de faire le contraire avec pédagogie et intelligence, en respectant la dignité de tous les citoyens.
Un phénomène indéniablement religieux
S’il faut savoir entendre tout ce qui nous est dit, et s’il ne faut naturellement négliger aucun moyen efficace dans notre lutte « contre le terrorisme », il est indispensable d’approcher au plus près la réalité d’un messianisme et d’un millénarisme capables d’exercer une telle puissance d’attraction sur des jeunes qui finissent par s’imaginer en futurs martyrs. J’ignore jusqu’à quel point les chefs d’Al Qaida ou de Daech croient à ce qu’ils proclament. Peut-être ces mouvements n’agissent-ils que comme des sectes, ne se servant de cette idéologie que comme d’un instrument dans la poursuite d’objectifs bel et bien terrestres.
Reste que c’est une stratégie transnationale qui est mise en avant, visant à assurer la victoire d’Allah sur le monde dans son ensemble. Les premières et les plus nombreuses victimes de l’islamisme radical sont certes elles-mêmes musulmanes. Elles l’ont été en Algérie, en Afghanistan, en Irak, dans nombre de pays africains. Les soldats de cette guerre-là n’en sont pas moins, à leurs propres yeux, les sentinelles de Dieu sur la terre, ils mènent un combat contre les impies. Et donc contre le monde occidental qui aurait humilié les musulmans hier en les colonisant, et continuerait de les humilier d’une autre façon aujourd’hui jusque sur leurs terres d’émigration. Dans cette bataille, les juifs, maîtres supposés de la finance et des médias, pointe avancée de cet Occident haï, comptent au nombre des premières cibles.
Martyrs et assassins
La version musulmane du millénarisme s’appelle le mahdisme. Le mahdi est un descendant du Prophète Mahomet qui, en tant que chef pré-désigné et infaillible, se lèvera pour engager un immense mouvement de changement social, visant à restaurer l’innocence des temps premiers et à doter ce monde corrompu d’une direction vraie et juste, le libérant ainsi de l’oppression avant la Dernière Heure. Le martyr devient le soldat de cet ultime combat. En sauvant les musulmans et en s’offrant à la mort, il se purifie lui-même. Les péchés du martyr sont effacés, lui-même est toujours vivant, et au jour de la Résurrection, son âme réintégrera son corps. Des mouvements comme Al-Qaeda et Daech, bien que sunnites, et alors que certains commentateurs sunnites dévalorisent le martyr, empruntent largement leur culte du martyr au chiisme, qui lui le met au premier rang, en en faisant le combattant de la justice politique et sociale.
Nos sociétés sécularisées, et spécialement la nôtre, marquée par son héritage laïc, peinent à percevoir la séduction de telles idéologies. On trouve pourtant déjà l’exaltation du martyre dans la tradition romaine, laquelle a influé sur le judaïsme et sur le christianisme. Les accès de fièvre messianique, avec leurs lots de martyres, ont périodiquement travaillé notre histoire. Dans le judaïsme, les rabbins et les sages n’ont pas ménagé leurs efforts pour neutraliser une piété populaire attribuant spontanément au martyr les caractéristiques des figures divines, des héros ou des anges. Dans le christianisme, il faudra attendre Saint Augustin, au IVe siècle, pour que l’Eglise prenne ses distances avec le martyr. Plus tard, la notion entrera dans la tradition musulmane. Quant au « martyr meurtrier », il est bien sûr de toutes les traditions : sicaires juifs de l’Antiquité, ou « Assassins » ismaéliens qui, du IXe au XIIIe siècle, en frappant les oppresseurs et les usurpateurs, donnaient la preuve intangible de leur foi et garantissaient ainsi leur accès à la félicité éternelle.
Panne d’idéal, espérance en berne
Rien ne justifie assurément les actes inqualifiables des jeunes millénaristes de notre temps. Ils se sont enrôlés dans un islam radical, sectaire et violent, faute de trouver une raison de continuer à vivre dans une société qui ne leur fournissait plus aucun idéal, aucun engagement susceptible de leur laisser un espoir de changer ce monde et par là même leur condition. Au XIXe siècle, de jeunes intellectuels juifs entrèrent en socialisme comme on entre en religion, parce que le socialisme, alors, leur faisait miroiter la possibilité d’un monde nouveau, égalitaire, et d’où l’antisémitisme serait banni. Plus près de nous, il y a eu la Guerre d’Espagne, les luttes émancipatrices d’Amérique Latine, causes mobilisatrices pour des jeunesses en quête d’elles-mêmes autant que d’idéal.
Le messianisme noir et le millénarisme destructeur de l’islam radical jouent hélas, aujourd’hui, un rôle similaire. Des jeunes musulmans peuvent s’imaginer affronter ainsi un Occident hostile, qui leur laisse peu de possibilités d’inclusion dans la société où ils sont nés et ont grandi, et qui leur refuse tout ce qu’il promet et semble donner à d’autres. Ce faisant, paradoxalement, parce qu’ils sont aussi de jeunes Occidentaux, ils luttent contre eux-mêmes, contre tout ce qu’il y a d’« occidental » en eux. La religion qu’ils s’inventent doit à la fois les purifier et purifier le monde. Le meurtre devient une mission sacrée. Et leur propre mort, dûment mise en scène, renvoie au néant la triste banalité de leur vie passée (familles décomposées, échec scolaire, délinquance, prison, errance sans fin) et prend valeur de réalisation de soi.
Lutter ne sera pas facile
Lutter contre cela ne sera pas facile. Notre belle rhétorique laïque, l’affirmation abstraite de nos valeurs et de nos principes ne suffiront pas à endiguer l’hémorragie. Il s’agit sinon d’une lame de fond, au moins d’une tentation qui traverse toute notre société, et qui ne fait trébucher, au final, fort heureusement, qu’une petite minorité d’entre nos jeunes. Pour la contrer, il faudra tout le travail en profondeur – pour plus d’égalité, pour plus de justice, et pour plus d’espérance – que nous avons jusqu’ici négligé de faire. Et si tous les moyens policiers et judiciaires non liberticides peuvent être mis en œuvre pour mettre le terrorisme islamiste en échec, on voit mal comment nous pourrions juguler dans l’immédiat, d’un coup de baguette magique, la ferveur millénariste qui en est, chez certains, le moteur.
Si nous abandonnons à Internet et aux imams radicaux l’enseignement de l’islam, il y a fort à parier, hélas, que nous continuerons à en subir les retombées meurtrières. La laïcité n’empêche pas, n’interdit pas d’organiser à l’école, au-delà du saupoudrage actuel, un enseignement laïc et systématique d’histoire et de sociologie des religions. La laïcité n’empêche pas, n’interdit pas de former le personnel du culte musulman dans des institutions contrôlées par l’Etat. La laïcité n’empêche pas, n’interdit pas d’aider à une réforme et à une réorganisation de l’islam de France. Le pire que nous puissions faire, alors que le « retour » au religieux bat son plein dans nos sociétés, c’est d’affirmer que la religion n’est rien ou qu’elle ne nous regarde pas.
C’est une politicienne athée qui vous le dit. »
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