Éric Zemmour, notre nouveau manipulateur d’idées, créature des médias, fait donc prospérer son business grâce aux mêmes médias, en surfant sans risque sur les poncifs les plus éculés et les plus dangereux. Qui l’entend parler un peu attentivement ne peut être qu’affligé. Indigence du discours, gratuité de provocations, l’homme ne fait même pas vraiment rire. Il lui faudrait déjà un peu de distanciation.
Lui répondre, ou se taire ?
Je le crois certes bien plus rusé qu’il n’en a l’air, jusqu’à me demander s’il croit vraiment à ce qu’il dit. Au moins, s’il y croyait, on pourrait le qualifier d’idéologue conservateur. Même si le mot « idéologue » est peut-être un peu trop noble pour s’appliquer à lui: je ne trouve pas beaucoup « d’idées », justement, dans son propos. Tout juste quelques lieux communs, réflexions de comptoir à peine recyclées.
Consacrer des pages entières à ce qu’écrit ce monsieur, comme l’ont fait, entre autres, Libération et Le Monde, même si c’est pour le réfuter, contribue surtout à faire sa pub et à gonfler la vente de ses livres. Depuis des jours, je me retiens de m’exprimer, pour éviter de tomber dans ce jeu-là. C’est samedi seulement que j’ai renoncé au silence. Parce que ce samedi, ayant participé dans une proche banlieue, au côté de divers responsables politiques, aux États-généraux du PS, j’ai compris pourquoi son discours fait mouche.
Frankenstein de la mauvaise foi
Au fond, il n’y a pas que les médias qui ont créé ce Frankenstein de la mauvaise foi et du blabla réducteur, ses approximations, ses dérives historiographiques, son néo-pétainisme. Nous aussi, les politiques, avons notre part de responsabilité dans ce beau succès. Notre langue de bois, sertie de perles rances, hors du temps, émaillée de circonlocutions qui ne disent rien à personne, n’y est pas pour rien. Notre éloignement, aussi, de ce que le peuple vit concrètement et de ce qu’il attend de nous, gauche et droite confondues: un parler clair, des projets, des convictions et de la détermination pour passer des mots aux actes.
Finalement, Zemmour fait semblant de donner au peuple ce que celui-ci attend: des mots creux, mais audibles, des poncifs, aussi démodés que les nôtres, mais en français courant (non technocratique).
Dénonciations à la mode beauf
Aucune proposition, bien sûr. Juste de la dénonciation à la mode beauf. Juste l’exaltation de phobies bien ordinaires. Jusqu’à légitimer Pétain, qui aurait mis à l’abri les Juifs Français, mais livré les Juifs étrangers. Comme si une telle distinction changeait quoi que ce soit à la tragédie de la déportation des Juifs.
Dans sa loi du 3 octobre 1940, Vichy, qui n’a subi aucune pression allemande pour légiférer ainsi, définit son « statut des Juifs », qui touche sans distinction Juifs français et Juifs étrangers, selon des critères « raciaux ». Les dispositions suivantes iront dans le même sens, sauf la loi du 4 octobre 1940, qui porte sur « les ressortissants étrangers de race juive » et leur internement dans des camps spéciaux.
C’est la police française qui, en 1942, a raflé des milliers de Juifs. Si les Juifs étrangers furent plus nombreux à finir dans les camps d’extermination, c’est parce qu’ils n’avaient généralement pas les moyens financiers ni les relations pour se cacher à la campagne, qu’ils continuaient à aller travailler pour nourrir leur famille, et qu’ils étaient davantage repérables parce qu’étrangers, parlant avec un accent, maîtrisant mal notre langue, etc. Et si tant de Juifs furent effectivement sauvés, ce n’est pas à Pétain qu’ils le doivent, mais aux Français.
Essayer de comprendre
Mon objectif, ici, n’est pourtant pas de faire un cours d’histoire, mais de comprendre pourquoi nos compatriotes courent acheter le livre de ce puissant penseur. Rien ne sert d’accuser les Français de conservatisme réac. De réprouver sans aller plus loin, avec un brin de mépris, leur droitisation rampante. Posons-nous plutôt la question de savoir ce qui les a rendus ainsi.
Nous les avons déçus, en cette période de crise majeure et de chômage, avec nos petites affaires politiciennes. Nous nous sommes trahis -et nous les avons trahis- en nous technocratisant, en les abandonnant à leur sort, sans prendre la mesure des fractures territoriales dont tout le monde parle mais que personne ne réduit. Nous avons subrepticement reproduit, avec nos élites politiques parfois bien hautaines, un modèle « Ancien Régime ». Ce n’est pas par hasard qu’on appelle l’Élysée « le Château ».
Zemmour, dans les médias, fait mine d’être proche du peuple, de parler comme lui, avec quelque légèreté, sur des sujets bien graves. En relayant ces clichés sur les ondes, il leur confère une sorte de légitimité. Ceux qui ne disent pas autre chose autour d’un verre s’imaginent avoir raison. Voilà où se situe le danger. La parole de Zemmour séduit plus que les chiffres donnés avec sérieux par des politiciens raides, convaincus d’être dans leur bon droit, sans une once de proximité avec ceux qui les écoutent. Et qui s’ennuient à les entendre sans rien comprendre – même lorsqu’ils ont raison, ces braves politiciens !
La règle du jeu populiste
C’est la règle du jeu populiste, on veut du « vrai » , du « concret », et si possible un peu de distraction. C’est ce que fournit Dieudonné, « amuseur » professionnel. Zemmour fait la même chose dans un registre un peu différent, porté par la mode FN, qui désigne depuis longtemps à la vindicte populaire les ennemis à abattre, ceux qui mèneraient la France à la décadence, en premier lieu les « étrangers ». Il faut avoir la mémoire courte pour ne pas penser aux années 1930. Alors, l’ennemi était le Juif.
En fait, Zemmour, roi de la tchatche et bouffon du populisme-roi, ne se gêne pas pour faire feu de tout bois. Tant que le business marche… Il aide les médias à garder à flot leurs audiences. Puisque ça rapporte, pourquoi se gêner ? Le peuple veut s’amuser ? On y va ! Nous, les politiques, ne faisons plus rire depuis longtemps, pleurer plutôt. Tant que nous accuserons les uns et les autres, nous ne prendrons pas conscience de notre faiblesse face à ces nouveaux « héros » de carton pâte.
Même un Zemmour peut nous défier, qui n’a même pas la dignité de respecter sa propre histoire. Il n’est pas le seul, à vrai dire. Cela vaut pour quelques autres, héritiers de la même histoire, et qui oublient que le FN a ses racines dans les ligues antisémites de la fin du XXe siècle et de l’entre-deux-guerres. L’ennemi de toujours de l’extrême droite n’est pas seulement l’Arabe, le musulman. Il est aussi le Juif. Seules les lois actuelles l’empêchent d’aller trop loin.
Éric Zemmour ou Éric Olivier ?
Si je nous appelle, nous tous, les politiques, à nous mobiliser pour changer et notre façon de dire et notre façon de faire, sans verser pour autant dans la politique-spectacle à la Zemmour, je voudrais aussi, comme historienne, rappeler au brillant publiciste que la qualité de « Juif français » est assez volatile. En 1940, c’est Pétain et Vichy qui ont privé ses ancêtres juifs d’Algérie de leur citoyenneté française en abolissant le décret Crémieux qui la leur avait accordée en 1870.
Un « métèque » ne gagne rien à flatter les instincts d’un nationalisme exclusiviste. Au fait, Zemmour, c’est bien un nom d’origine berbère, n’est-ce pas ? Porté par des Juifs, comme par des musulmans, d’ailleurs. Ça veut dire « olivier », me semble-t-il. Éric Olivier, voilà qui nous ferait vraiment français de France. Alors, Éric, vous changez bientôt de patronyme ? C’est une experte qui vous parle: des noms comme les nôtres, pas vraiment nets, c’est assez pénible à porter…