« Trois années au Sénat. Quels acquis ? Quels regrets ? À mi-mandat, une élue venue de la société civile peut-elle éviter de se poser ces questions ?
L’heure d’un bilan d’étape ?
Se jeter dans la tumultueuse arène de la vie politique n’est pas une mince affaire pour une professeure d’université plus habituée à l’échange poli d’idées et aux discours abstraits. Certes, la bruyante langue de bois des politiques n’est finalement pas beaucoup plus concrète – tant s’en faut ! – que celle, plus discrète, qui se chuchote dans les couloirs feutrés des lieux du savoir… Quant aux coups bas, ils ne manquent ni dans un monde ni dans l’autre. Il n’y a guère que le niveau de brutalité qui varie. Et encore…
Plus sérieusement, une intellectuelle publique a-t-elle vraiment, sautant le pas, davantage de moyens de faire aboutir ses engagements en siégeant dans une institution comme le Sénat? Difficile, bien sûr, de répondre simplement par oui ou par non. Le Sénat semble être un lieu plus convivial que l’Assemblée nationale, moins agressif en tout cas. Les échanges avec les élus de sensibilités politiques différentes sont possibles, les compromis aussi lors des votes. La buvette, les couloirs, la Salle des Conférences y sont de ces lieux où il vaut mieux être présent/e, si l’on veut un tant soit peu faire avancer l’utile (et l’inutile qui va avec).
Fourmis et cigales sénatoriales
Ce qui frappe d’abord une intellectuelle débarquant dans ces terres à la fois arides et tourmentées, en l’occurrence à la Commission des Lois, c’est l’extrême minutie avec laquelle les textes sont travaillés, emplacement des virgules compris. Avec un sérieux de Pape, nos fourmis sénatoriales (fort savantes en droit et aimant à le faire savoir, parfois avec panache) tricotent et détricotent l’écriture de la loi avec une obstination que je n’ose dire obsessionnelle, mais qui, je n’en doute pas, intriguerait les psys qui seraient assez originaux pour s’y intéresser. Dire que plus de 60% des lois votées ne sont pas appliquées!
Je parle bien sûr des présents – des fourmis – et non des cigales qu’on aperçoit rarement dans les salles de réunion ou dans les travées de l’hémicycle. Celles-ci ne viennent que pour défendre la loi qui va leur rapporter quelques voix aux prochaines élections ou tout simplement renforcer leur pouvoir dans leur baronnie.
Ces exceptions mises à part, on travaille beaucoup au Sénat, en effet, et même souvent assez vite. Pas si tranquille, pas si indolent que cela, le « train de sénateur ». Les semaines de 50 heures ne sont pas rares, et ceci sans compter le travail de préparation que l’on abat chez soi, pour lire les nombreux rapports, préparer ses interventions, décortiquer les textes. Si on veut être sérieux, les occasions ne manquent pas de se donner à plein à sa tâche. Grâce aux cigales, d’ailleurs, les fourmis en font encore plus pour pallier les absences…
Syndrome minoritaire
Pas étonnant si nous, les écologistes, nous battons le record de présence dans l’institution. Tout ce dévouement, hélas, ne paie pas toujours, lorsqu’il s’agit de faire passer des lois, de faire voter des amendements utiles à la Nation. C’est la rançon du petit nombre…
Étant moi-même issue d’une minorité, je n’ai pas mis beaucoup de temps à apprendre les réflexes d’un groupe minoritaire, celui auquel j’appartiens en tant qu’écologiste. J’ajoute qu’au sein même de ce groupe, je suis parfois moi-même un peu minoritaire… Force m’est en effet de constater que les sujets sociétaux sur lesquels je me bats ne sont pas toujours au cœur des préoccupations du Groupe écologiste du Sénat – alors même qu’ils le sont dans la base active du parti.
Politique non professionnelle au milieu d’élus qui le sont. « Sociétale » au milieu d’écolos qui défendent à juste titre et avec ardeur les fondamentaux de l’écologie. Les combats se chevauchent et s’additionnent. Et c’est très bien ainsi. Ça vous trempe le caractère ! Et ça renforce aussi, en l’éprouvant, votre capacité de convaincre.
Se déniaiser soi-même
Pour ne pas se lasser au Sénat, il faut avoir quelque flamme et aimer les joutes verbales. Beaucoup de mots se disent, beaucoup de discours se tiennent, c’est parfois vague, parfois creux. Et puis tout à coup on sent monter une petite houle de conviction qui vous redonne un peu d’espoir dans le genre humain et dans les politiciens. Jusque dans cette bulle qui réussit à rester à l’écart du bruit et de la fureur de l’extérieur.
J’ai eu du mal, au début, à séparer le bon grain de l’ivraie. J’ai beaucoup cru dans les mots, les promesses, les engagements, puis j’ai bien fini par me déniaiser moi-même. C’est là que les choses se corsent, parce qu’il faut continuer à rester soi-même, utiliser l’humour et parfois l’ironie pour garder des distances, et surtout ne pas ruminer la déception qui peut découler de tout cela.
Femme et parlementaire
Quant on est une femme au Sénat, la difficulté est multipliée par deux. Un quart à peine des parlementaires est de sexe féminin. Il faut parfois dépenser beaucoup d’énergie ne serait-ce que pour prendre la parole, se faire entendre, et ne pas se laisser abusivement paterner. Curieusement, on appelle les femmes par leur prénom et les hommes plutôt par leur patronyme…
Il est difficile mais non impossible de se faire respecter un peu, tout de même, dans ce cénacle d’hommes, et même d’empêcher ces derniers de trop chahuter dans l’hémicycle. Dans ces cas-là, avoir été prof est un atout. On connaît les méthodes et on sait les appliquer. On les fait tout simplement taire, on les oblige à se calmer, comme des garnements dans une cour d’école.
La machine tourne-t-elle à vide ?
J’ai cru que je ferais plus au Sénat que dans les tribunes des journaux ou avec des livres. Je verrai dans trois ans, à l’heure du dernier bilan, si j’y ai réussi. Je reste un peu sceptique, mais ne suis pas encore vraiment sûre d’avoir échoué.
Du droit de vote des étrangers au changement de mention de l’identité de genre des personnes trans, en passant par la lutte contre le contrôle au faciès, l’abolition du délit de racolage, la suppression des documents de circulation des gens du voyage, la réforme pénale, la légalisation contrôlée du cannabis, l’immigration, j’ai couvert beaucoup de sujets, déposé bon nombre de propositions de lois, traîné pas mal de nuits dans l’hémicycle pour y mettre du mien. Je continue à croire qu’il est possible de faire bouger les lignes, mais le changement n’est pas encore vraiment à l’ordre du jour.
Petite révolution au quotidien
Le Sénat ne représente pas toutes les couches de la société dans leur diversité – s’il pouvait le faire, il gagnerait en légitimité et en autonomie par rapport à l’Assemblée -, mais ses élites qui, consciemment ou non, craignent le changement. Évoluer dans ces lourdeurs avec des idées un peu frondeuses, qui plus est dans un environnement bureaucratique et un peu opaque, pas toujours simple pour le sénateur-débutant, avec ses « castes », ses initiés et ses petites mains, n’est assurément pas de tout repos. Mais on peut encore y faire sa petite révolution au quotidien, dans son cabinet, avec l’aide de ses collaborateurs.
Aider des gens à régulariser leur situation lorsqu’il y a une vraie nécessité et que leur dossier est solide, recevoir les associations, écouter leurs représentants, rencontrer des personnes qu’on n’aurait pas même croisées dans une autre existence, aider parfois à soulager la souffrance de quelques-uns qui passent par les permanences, voilà une école de la vie qui apprend à redescendre sur terre pour mieux regarder autour de soi. Encore faut-il en avoir vraiment envie, aimer les vraies gens, cultiver un minimum d’empathie.
Apprendre aussi à échapper au sectarisme en travaillant avec des élus d’une autre sensibilité que la sienne sur des sujets brûlants. Les colloques, les réunions qu’on peut organiser autour de thèmes difficiles permettent également de sensibiliser les médias et au-delà l’opinion publique. Si l’on veut vraiment bouger et vraiment faire bouger, le Sénat n’est pas le lieu le moins approprié pour le faire. À condition de ne pas se laisser éblouir par les ors de la République ni endormir par le confort.
La politique politicienne, dévoreuse d’énergie
Ce qui étonne le primo-arrivant au Sénat, c’est la place disproportionnée que prend la politique politicienne dans le quotidien d’un sénateur ou d’une sénatrice.
Les luttes internes de parti, les inimitiés personnelles, les centaines de mails qui vous tombent dessus comme une grêle, la peur de faire un faux pas, la nécessité d’être à l’écoute de chaque petite phrase gouvernementale, et de ne pas se laisser intimider par les colères de M. Valls, les ondulations imprévisibles de l’exécutif, les couacs, dont il faut bien rendre compte à la population, la pression des cabinets ministériels dont le seul but semble être parfois de vous empêcher d’agir, leur interventionnisme permanent, leur instabilité, aussi, en raison des remaniements, avec leurs entrants et leurs sortants, les petits livres et les grandes vengeances, le Hollande bashing en vogue dans les médias – bien déstabilisant tout de même -, des élus PS qui grognent, d’autres qui se cachent, l’UMP en miettes, le FN en pleine forme, la crise, le chômage, le virage à droite des uns, les espoirs de refondation des autres, et maintenant le retour de Nicolas Sarkozy, colonisant écrans de télé et pages des journaux…
Voilà qui est simplement épuisant et dévore inutilement l’énergie. Au moment où l’exécutif s’affirme convaincu par la justesse de son cap, et où les résultats de son action demeurent invisibles des électeurs. Des électeurs qu’on s’offre en outre le loisir de divertir quasi quotidiennement avec des scandales.
Heureusement que tout cela s’adoucit (ou s’oublie) au contact des élus de terrain et de la population. Un petit tour en « circo » ne peut faire que du bien. Ça vous apporte un peu d’air frais. Ce n’est pas que ces élus locaux soient a priori meilleurs que les parlementaires. Au moins ont-ils les pieds sur terre. Et croient-ils encore dans leur tâche au quotidien. D’eux, on ne peut vraiment pas dire qu’ils ne sont pas les serviteurs de la Nation.
Basculer à droite ?
Le Sénat risque de basculer à droite fin septembre, j’ai connu une période similaire à mon arrivée (alors, c’était l’Assemblée et l’exécutif qui étaient à droite). Peut-être désormais fera-t-on plus facilement cause commune avec les socialistes. Peut-être serons-nous davantage capables de nous mettre d’accord sur des textes utiles et progressistes. Et si une nouvelle solidarité se développait entre socialistes, écologistes et communistes ? On aura peut-être moins besoin de frondeurs attitrés, justement parce que la fronde elle-même sera la nouvelle dynamique.
Basculer à droite, le moyen d’échapper à une tutelle engourdissante ? Qui sait ? Qui sait si on ne pourra pas élever la voix avec plus de liberté, au plus grand bénéfice d’un exécutif qui a besoin qu’on lui remette les idées en place ?
Mon optimisme me perdra une fois de plus. Mais sans une bonne dose de cet élixir, une personne à peu près équilibrée peut-elle faire de la politique ?
Allons, demain ne sera peut-être pas pire qu’hier. Même au Sénat. Espérons-le. »
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