Si, pour la plupart de nos concitoyens, la laïcité reste indissociable des principes sur lesquels se fonde la loi de 1905, nombreux sont aussi ceux qui la réduisent à une peau de chagrin pour lui enlever ce qui en faisait pourtant en partie la substance, à savoir le respect des religions, à la condition, naturellement, que celles-ci n’envahissent pas l’espace public, ni n’interfèrent dans le fonctionnement de l’Etat. Quant aux autres, en général à droite et à l’extrême droite, ils en font plutôt l’habillage présentable d’une croisade « républicaine » contre l’islam.
Le débat que l’UMP organise sur l’islam le 5 avril, et que certains, à l’intérieur de ce parti, préfèrent présenter comme un débat sur la laïcité, en dit long, à lui seul, sur l’état présent de notre société. Les tergiversations des uns, les nuances apportées par les autres n’y changent pas grand-chose. Tel est bien le couple infernal qui va occuper la France au fil des mois à venir.
La droite au pouvoir surfe depuis un moment déjà sur des thèmes sulfureux, identité nationale, chasse aux Roms, dénonciation de l’immigration non contrôlée et stigmatisation de l’islam. Il n’est pas impossible que la période qui vient voie l’aggravation d’une compétition entre le Front national et l’UMP, notamment sur ces deux derniers points. Face à cette mise en scène scabreuse, il incombe à la gauche de résister sans faillir.
Mettons bas les masques. Nos laïcistes ne se sont pas seulement éloignés de la laïcité qui inspirait la loi de 1905. Mais ils font d’elle une essence immuable et intouchable, une idée sainte échappant aux contingences du temps. Le Conseil d’Etat a eu beau insister dans ses rapports sur le caractère évolutif de la laïcité, ils continuent à brandir leur dogme au nom d’un mysticisme républicain. Sont-ils seulement conscients de la dimension proprement religieuse de leur engagement, alors même qu’ils rêvent, tout haut ou tout bas, d’une France dépouillée de toute religiosité, ramenée à un impossible matérialisme ? En l’absence de projets politiques crédibles, on ne trouve rien de mieux que de marteler un credo vidé de son sens.
En cette période de crise où les Français perdent confiance dans leurs politiciens, apparemment incapables de remédier à leurs maux véritables, ceux-ci perdent ainsi leur temps en vaines diatribes autour de la laïcité et de l’islam. Le FN s’immisce et prospère dans ce vide. Car c’est bien dans ce genre de champ en friche que pousse le racisme, lorsque les mots se substituent aux actes et que la confusion s’érige en mode de gouvernance. La « laïcité » n’est alors que le nom poli de cette confusion, qui risque de diviser durablement le pays.
Tout le monde s’y met, pour ses propres raisons. Y compris certaines féministes qui se réclament ainsi pieusement de la laïcité et des valeurs des Lumières (qui ne furent pas non plus exemptes, sous certaines plumes, de proto-racisme et d’antisémitisme) pour développer un combat radical contre l’islam, présenté comme l’ennemi par excellence, voire par essence, de l’émancipation de la femme.
De même, au sein de la minorité juive – dont l’establishment, tout de même, s’est un peu ressaisi depuis le dernier dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) –, rares ont longtemps été ceux qui rejetaient avec détermination l’islamophobie de la droite et de l’extrême droite. Parce que beaucoup projetaient le conflit israélo-palestinien et leur aversion des Palestiniens sur les musulmans de France, quand, pourtant, juifs et musulmans auraient dû se soutenir contre l’alibi laïciste, qui les vise en réalité ensemble, eux et nombre de leurs rites communs. Sans oublier, surtout, que tous les minoritaires sont susceptibles de devenir à leur tour une cible, en cette conjoncture sans issue. Hier les juifs, avant-hier – mais aussi cet été – les gens du voyage et les Roms, et depuis quelque temps plus que jamais les musulmans. Les campagnes xénophobes d’aujourd’hui n’ont rien à envier à celles qui, dans l’entre-deux-guerres, visaient les juifs.
LE RÔLE DE LA GAUCHE
La situation est grave et l’avancée du FN aux élections cantonales en témoigne. Les croisés laïcs devraient faire leur examen de conscience, séparer le bon grain de l’ivraie, et reconnaître que leurs principes laïcards ont trop servi à absoudre une forme ou une autre de xénophobie. Quant aux laïcs simplement respectueux de la religion d’autrui, et attachés à une neutralité de l’espace public comme garantie du vivre-ensemble, qu’ils prennent garde à ne pas se laisser, par mégarde, manipuler. Les islamophobes qui se donnent des airs de laïcs, c’est bien à la gauche de les combattre avec acharnement, y compris dans ses rangs, s’il y en a. Et nous savons que la France recèle un peuple de gauche vertueux et humaniste et des hommes et des femmes de droite capables de ne pas céder à la tentation.
Certes, l’islam mérite d’être réorganisé dans la sérénité pour que voie le jour un islam de France. Une gauche digne de ce nom pourrait y aider, en décloisonnant la société. L’humiliation et la peur qui s’emparent des musulmans ne feront que freiner cette « intégration » dont le gouvernement et le FN sont devenus les chantres. Au fond, ils les voudraient invisibles. Mais s’ils le devenaient, ce serait sans doute pire encore. Les racistes craignent l’invisibilité, qui les empêche de pointer du doigt l’Autre, cet ennemi fabriqué. Ils ont beau dénoncer le « communautarisme », en fait celui-ci les arrange puisqu’il leur fournit des groupes présumés soudés, stigmatisables à volonté, et sur qui étayer leur idéologie du rejet, si payante actuellement, un peu partout en Europe, ainsi que le traduit la montée inquiétante de l’extrême droite.
L’immigré, en général musulman, sert à cela, dans cette Europe qui mettra beaucoup de temps à se relever de la crise et qu’on appelle à se refermer sur elle-même pour se protéger. « Les Français à force d’immigration incontrôlée ont parfois le sentiment de ne plus être chez eux », disait sans complexe récemment le ministre de l’intérieur Claude Guéant. L’immigré était utile lorsque la France avait besoin de lui pour faire tourner la machine ; aujourd’hui, devenu indésirable, il est toujours utile… Qu’il y ait des problèmes, nul ne le niera. Mais faut-il faire de ceux qui en sont les principales victimes, les seuls responsables de ces problèmes ? La France, à l’instar des autres pays européens, n’a pas élaboré de vraies politiques d’intégration, de promotion sociale et de reconnaissance symbolique. Aujourd’hui, elle en paie le prix.
Ce ne sont ni le racisme, ni le laïcisme, ni la stigmatisation forcenée qui nous sortiront de là. Et si un avertissement, un seul, doit être lancé à la classe politique et aux citoyens de bonne foi ce serait de ne pas céder aux sirènes de ce nationalisme crétin qui sépare, et d’appeler plutôt à la solidarité de tous pour surmonter les difficultés auxquelles sont confrontés les Français, dans un esprit de réconciliation, pour construire ensemble, pierre à pierre, le rempart qui nous protégera de l’extrême droite. Et de la droite lorsqu’elle est tentée de flirter avec le FN.