PPL n°368:
Proposition de loi modifiant le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles
– Discussion générale –
Mercredi 28 mai 2014
Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV
Monsieur le Président,
Madame la Ministre,
Monsieur le rapporteur,
Mes ChèrEs collègues,
Nous examinons cet après-midi, en première lecture, la proposition de loi présentée par Muguette Dini et Chantal Jouanno visant à modifier le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles.
Ces quelques mots suffisent à laisser entrevoir la difficulté de la question qui nous est soumise. En effet, nous parlons des victimes féminines et masculines d’agressions sexuelles, notamment de viols ; l’extrême gravité de ces infractions est aujourd’hui unanimement reconnue et le législateur comme l’ensemble de la société doivent s’assurer qu’elles sont lourdement sanctionnées.
En préambule, je veux assurer de mon amitié mes collègues qui sont à l’origine de la proposition de loi, et saluer le courage dont elles ont fait preuve en se saisissant d’une question aussi sensible que douloureuse. Je sais la générosité qui les anime et qui a présidé à l’élaboration du présent texte.
Toutefois, je veux souligner que notre rôle, en tant que législateur, est de faire le droit et, au besoin, de l’améliorer, en gardant toujours à l’esprit les principes fondamentaux qui sont à la base de notre société.
En fonction du droit actuel, en matière de prescription des infractions sexuelles, il faut différencier selon que la victime est majeure ou mineure au moment des faits.
Si la victime est majeure, le délai de prescription est de dix ans à compter de la date des faits pour le viol et de trois ans pour les autres infractions sexuelles, en conformité avec les délais généraux de prescription de l’action publique en matière pénale : dix ans pour les crimes, trois ans pour les délits, un an pour les contraventions.
Si la victime est mineure, les délais sont allongés, pour tenir compte justement de la grande vulnérabilité des enfants et de l’extrême difficulté, pour les plus jeunes, de parler de l’indicible. Ainsi, le dépôt de plainte peut se faire vingt ans après la majorité pour les infractions les plus graves : viol, attouchements sexuels sur mineurs de quinze ans, attouchements commis par un ascendant, par une personne ayant autorité, ou par plusieurs personnes.
Pour ce qui concerne le point de départ du délai, il s’agit, là aussi, d’un principe fondateur de la procédure pénale : il prend effet le lendemain du jour de la réalisation de l’infraction.
Le texte que nous examinons prévoit de reporter ce point de départ au « jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions lui permettant d’exercer l’action publique. »
Il est avéré que des agressions sexuelles peuvent faire l’objet d’une prise de conscience ou d’une révélation tardive, je cite l’exposé des motifs, « en raison de leur nature, du traumatisme qu’elles entraînent, et de la situation de vulnérabilité particulière dans laquelle elles placent la victime ». Elles possèdent, en outre, « un énorme pouvoir de sidération et de colonisation du psychisme des victimes ».
Un parallèle est dès lors établi avec le régime des infractions dissimulées, dont le délai de prescription court à compter du jour où l’infraction est révélée dans des conditions permettant l’action publique.
Si, dans le cas de telles infractions, c’est un fait objectif qui permet de révéler l’infraction, dans le dispositif qui nous est proposé, c’est un élément tout à fait subjectif – l’apparition de l’infraction à la victime – qui constituerait le point de départ du délai de prescription.
Dans le contexte actuel d’efflorescence de discours victimaires de toutes natures et de valorisation de la condition de victime, un tel risque ne semble pas devoir être pris. La complexité des processus psychologiques en jeu, leur ténuité et leur labilité sur la longue durée invitent, au contraire, à la plus grande prudence.
Les membres du groupe écologiste s’opposent de longue date à l’instauration d’un droit de plus en plus d’exception, en quelque domaine que ce soit.
L’adoption de la présente proposition de loi reviendrait, enfin, à rendre les agressions sexuelles imprescriptibles, et donc à les placer au même rang que les crimes contre l’humanité. Cela pose un réel problème éthique, même si nul ne conteste le respect et l’empathie dus à la personne qui a subi des violences sexuelles et dont le souvenir s’est perdu dans le traumatisme vécu sur le moment. Le meurtre, quant à lui, continuerait à être prescrit au bout de dix ans, ce qui ne semble pas vraiment raisonnable.
Par conséquent, les membres du groupe écologique s’abstiendront sur ce texte en l’état.