PJL n° 437, 436 :
autorisant la ratification de la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique
– Discussion générale –
Lundi 5 mai 2014
Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV
Monsieur le Président,
Madame la Ministre,
Madame la rapporteure,
Madame la Présidente de la délégation aux droits
des femmes,
Mes ChèrEs collègues,
Cette Convention, adoptée par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 7 avril 2011 à Istanbul, constitue le premier instrument juridiquement contraignant au niveau européen et offre un cadre juridique complet pour la prévention de la violence, la protection des victimes et la poursuite des auteurs.
Signée par près d’une trentaine d’Etats, son entrée en vigueur est pourtant conditionnée par dix ratifications. L’Espagne ayant procédé, il y a quelques semaines, à la ratification de ce qu’il est convenu d’appeler la Convention d’Istanbul, la France s’honorerait à être le dixième Etat ratifiant, soit celui qui permettrait, trois ans après sa signature, la mise en œuvre de ce bel instrument.
En effet, mes chèrEs collègues, la situation en matière de violences faites aux femmes est pour le moins préoccupante.
Un rapport de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne publié en mars 2014 fait apparaître que :
« – 33 % des femmes interrogées ont été victimes de violence physique et/ou sexuelle depuis l’âge de 15 ans ;
– 33 % des femmes interrogées ont été victimes de violence physique et/ou sexuelle commises par un adulte pendant leur enfance ;
– 5 % des femmes ont été violées ;
– 55 % des femmes ont été victimes d’une forme quelconque de harcèlement sexuel ;
– et 67 % n’ont pas signalé à la police ou à un autre organisme l’acte le plus sévère de violence commise à leur égard par un(e) partenaire. »
La France, en ce domaine, ne se révèle pas exemplaire, puisque le quatrième plan interministériel de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes (2014-2016) met en exergue les chiffres suivants :
– 400 000 femmes victimes de violences conjugales ont été déclarées en deux ans, soit une femme sur 10 ;
– en 2012, ce sont 148 femmes qui sont mortes de violences conjugales ;
– 16 % des femmes déclarent avoir subi des rapports forcés ou des tentatives de rapports forcés au cours de leur vie ;
– 154 000 femmes (entre 18 et 75 ans) se sont déclarées victimes de viol entre 2010 et 2011
Derrière ces chiffres, qui peuvent parfois paraître abstraits, ce sont pourtant des millions de femmes qui sont chaque année, sur notre territoire et en Europe, l’objet de violences intolérables.
Alors même, je le souligne, que les médecins en général et les psychiatres en particulier s’intéressent toujours aussi peu aux victimes de violences y compris sexuelles. Cette situation est d’autant plus incompréhensible que nos connaissances quant aux conséquences des violences sur la santé ont beaucoup évolué ces deux dernières décennies.
Les victimes se trouvent souvent abandonnées par le corps médical. Aucune formation sur les psychotraumatismes n’est actuellement dispensée pendant les études médicales, ni pour les psychiatres pendant leurs études de spécialité. Les médecins capables d’identifier des symptômes psychotraumatiques typiques chez leurs patients et de les relier à des violences subies sont rares. Or, une reconnaissance de ces violences, un dépistage des troubles psychotraumatiques, une prise en charge de qualité, précoce, empathique et bienveillante sont primordiaux pour protéger et soulager les victimes, et pour empêcher que des troubles psychotraumatiques ne s’installent dans la chronicité.
Hélas, lorsqu’on sait que 22 à 35% des femmes qui consultent dans les services d’urgence des hôpitaux présentent des symptômes consécutifs à des violences principalement sexuelles ou conjugales, seulement 2% sont identifiées par les médecins comme victimes de violences. Je vous invite à ce propos, mes chèrEs collègues, pour prendre l’exacte mesure des choses, à lire et à méditer l’ouvrage du Dr Muriel Salmona, Le Livre noir des violences sexuelles.
La Convention d’Istanbul, qui corrèle l’égalité entre les femmes et les hommes à l’éradication de la violence, présente un ensemble de mesures nécessaires – dont la formation des professionnels en contact étroit avec les victimes pour remédier à la carence en la matière, ainsi que la mise en place de programmes thérapeutiques pour les auteurs de violence domestique et pour les délinquants sexuels, ou encore l’association des médias et du secteur privé à l’élimination des stéréotypes de genre et à la promotion du respect mutuel.
Mais si les Etats sont ici en première ligne, ils ne sont pas les seuls concernés. En effet, c’est à l’ensemble de la société que la Convention s’adresse, parce que chacun peut et doit, à son échelle, remettre en cause les stéréotypes de genre, les pratiques traditionnelles dangereuses et la discrimination à l’égard des femmes.
La violence faite aux femmes, malgré sa tendance à générer de la souffrance et de nouvelles violences, n’est nullement une fatalité. Pour prévenir les violences, il convient avant tout de les identifier, de protéger et de soigner les victimes, et de ne pas laisser impunis les auteurs. Les violences sont une affaire de droit. Les agresseurs ont à rendre des comptes, et leur addiction à la violence doit être traitée le plus tôt possible.
Dans un système très hiérarchisé et discriminatoire pour les femmes, leur statut inférieur traduit leur assimilation à une marchandise qui n’aura de valeur que si elles appartiennent à un « légitime » propriétaire (père, frère, mari, concubin, compagnon) (voir Muriel Salmona, p. 279). Dès lors, des hommes peuvent exercer des violences sur elles, souvent en toute impunité, dès lors qu’ils exercent sur elles leur droit de propriétaires.
Tant que l’égalité entre les femmes et les hommes ne sera pas devenue une réalité tangible, pleine et entière, cet état de choses tendra malheureusement à se pérenniser. En attendant la disparition espérée de cette inégalité, le second volet de la Convention se penche sur la protection des victimes de violences. A cet effet, elle préconise de nombreuses mesures, toutes nécessaires et pertinentes.
Il s’agit dans un premier temps d’éloigner un auteur de violence domestique de son domicile. Ce n’est pas à la victime de partir et sa sécurité doit être garantie.
Il est également capital d’augmenter le nombre et d’améliorer la répartition des hébergements d’urgence afin que toutes les femmes sujettes à des violences puissent y accéder.
Il convient également d’assurer l’accès à des informations pertinentes et claires pour des victimes généralement traumatisées et déstabilisées. En effet, mettre en place des structures de protection et des services d’aide aux victimes ne suffit pas, il faut aussi veiller à ce que celles-ci soient informées de leurs droits et qu’elles sachent où et comment obtenir de l’aide.
Le troisième volet de la Convention que nous examinons est tout aussi important que les deux premiers puisqu’il a trait aux poursuites et à la sanction des auteurs de violence.
A ce titre, la Convention définit et pénalise les diverses formes de violence à l’égard des femmes ainsi que la violence domestique. A charge ensuite pour les Etats parties d’introduire dans leur droit interne les infractions qui en découlent. Parmi elles, on peut citer la violence psychologique, la persécution, les mutilations génitales féminines, les mariages forcés ou encore la stérilisation forcée.
Les Etats parties devront en outre garantir le respect des droits des victimes à toutes les étapes de la procédure.
A quelques semaines des élections européennes, l’adoption de ce texte permettrait de montrer au plus grand nombre que l’Europe et la construction de son droit commun peuvent aussi contribuer à renforcer les droits fondamentaux de tous ses citoyens, en l’occurrence de toutes ses citoyennes.
Le groupe écologiste votera naturellement la ratification de la Convention d’Istanbul. Il le fera dans le droit fil de sa lutte constante pour l’égalité femmes-hommes et contre les violences faites aux femmes.
Permettez-moi pourtant de clore cette intervention par un témoignage. Celui d’une victime, cité par Muriel Salmona (p. 27-30) :
« Nous les victimes de violences, enfants et adultes, la plupart du temps, on ne nous voit pas, et on dit qu’on ne parle pas, mais c’est faux, c’est totalement faux, quand nous essayons de parler, on ne nous entend pas, ou on a peur de nous, on a peur de ce qu’on pourrait dire, et on nous fait taire très rapidement, mais nous parlons quand même, nous parlons énormément, nous parlons avec nos comportements et avec nos corps, et on ne nous comprend pas, on nous juge, on juge ce que nous sommes et comment nous sommes.
Nous finissions par penser que nous ne sommes pas des êtres normaux, que nous n’appartenons pas ou plus à l’espèce humaine, nous finissons par nous sentir en dehors de votre monde, nous nous terrons dans nos maisons, derrière nos ordinateurs, nous rasons les murs et nous ne croisons plus vos regards. (…)
Nous ne vivons pas, nous survivons avec nos douleurs et nos souffrances à l’intérieur, nous survivons dans une solitude que vous n’imaginez même pas. (…)
Nous avons besoin d’être pris très au sérieux et avec le plus grand respect par les institutions médicales, sociales, policières, judiciaires, et par l’Etat lui-même. Nos droits doivent être réels, et non plus de simples mots allongés sur du papier. »