La revue Causeur a lancé la polémique sur la pénalisation des clients de la prostitution avant même que la proposition de loi de Maud Olivier (PS) soit débattue à l’Assemblée nationale. Or la question en jeu vaut mieux que cette polémique.
Moi-même, en dépit de maintes embûches, j’ai réussi à faire voter en mars dernier au Sénat une proposition de loi abrogeant le délit de racolage. Le texte de Maud Olivier entérine cet acquis mais y ajoute la pénalisation des clients. Le déjà « fameux » manifeste des « 343 salauds » (il semble qu’il ne soient que 18) s’est accroché à cela. Il n’honore ni ses auteurs, ni ses signataires, ni les hommes en général. Il n’est pas – il n’est surtout pas – une vraie défense des personnes prostituées. Rien qu’un texte d’autosatisfaction paternaliste, derniers feux d’un sexisme qu’on aurait aimé révolu.
Cela dit, du côté du Parlement, à l’Assemblée et au Sénat, depuis 2011, les rapports pleuvent. Trois en tout dont deux datant de ce dernier trimestre. Ce qu’on constate en les lisant, c’est que leurs auteurs sont dès le départ convaincus que le seul objectif à poursuivre est la nécessaire éradication de la prostitution, au nom de principes pas toujours clairement définis, mais qui sont censés sauter aux yeux. Pour émanciper les femmes, supprimons la prostitution ! Voilà l’idée.
Le rapport de M. Geoffroy (2011) comme celui de Mme Olivier (2013) préconisent la pénalisation des clients. Comme si la morale bourgeoise, gauche et droite confondue, revenait au galop, au même rythme endiablé que la crise économique. Hélas, ces rapports doivent beaucoup à l’idéologie de leurs auteurs et reflètent pour l’essentiel des points de vue institutionnels. Dans les listes des personnes auditionnées, les prostituées ne sont pas nombreuses. Comme si elles étaient des mineures ou des sous-citoyennes dont l’avenir ne pouvait être décidé que d’en haut.
C’est aux personnes prostituées que je souhaiterais donner la parole. Je les rencontre souvent pour tenter de mieux comprendre ce qu’elles pensent elles-mêmes de la prostitution. Mardi dernier, j’ai invité Gabrielle Partenza, prostituée traditionnelle à la retraite, fondatrice et présidente de l’ANA (Avec Nos Aînées), une association qui s’occupe des prostituées âgées, à venir discuter avec moi au Sénat. J’ai passé un long moment avec elle. Cette femme menue, à la voix rauque, au verbe haut et à l’intelligence aiguë, je l’ai simplement écoutée. Sans la juger. Vous retrouverez ci-dessous de longs extraits de notre conversation.
Elle et moi, nous sommes convaincues qu’il faut combattre sans faiblir la traite des femmes et des mineures, et les réseaux de proxénétisme. Les prostituées dont elle parle, dites « traditionnelles », travaillent en général à leur compte. Et sont françaises.
Ce mercredi à 15h, au Sénat, salle René Coty, j’organise autour de la question de la pénalisation des clients un après-midi de débat avec des associatifs, des historiens, des sociologues et des personnes prostituées. Ce débat se tiendra devant la presse et sera public (inscription obligatoire à e.benbassa@senat.fr). Le témoignage de Gabrielle Partenza, ci-dessous, en est un peu l’introduction.
Gabrielle Partenza, vous semblez très en colère…
Ce qui m’a mise très en colère, c’est Madame Najat Vallaud-Belkacem, qui ne connaît rien à rien, qui ne sait pas de quoi elle parle, et qui se permet, je ne sais pas à quel titre, de parler de pénaliser les clients. Je ne pense pas qu’elle soit Dieu le père pour pénaliser, punir, interdire.
J’ai remarqué une chose (ça fait longtemps que je suis dans les circuits) : s’attaquer à la prostitution, c’est ce qu’il y a de plus facile. Quand on sait qu’il y a tant d’autres sujets de préoccupation, le chômage, la précarité… Il y a peut-être autre chose à faire dans notre pays que de s’occuper de la prostitution.
Reste qu’il y a, en France, un terrible amalgame entre l’esclavage de femmes par les réseaux et la prostitution que nous pratiquons, nous, les traditionnelles. Les prohibionnistes jouent sur cet amalgame. Les traditionnelles sont des femmes indépendantes qui ont choisi de se prostituer. De quel droit les prohibitionnistes s’immiscent-ils dans la vie de citoyennes ?
Est-ce pourtant un métier comme un autre?
Ce n’est pas un métier comme un autre, mais c’est un métier. C’est un métier qui s’apprend, qui se respecte, d’abord. Ce n’est pas un métier facile, c’est un métier très difficile. Effectivement, on gagne de l’argent, mais on ne l’a pas volé. On le gagne durement. Et ces bonnes femmes qui n’y connaissent rien, qui ne daignent même pas avoir un entretien avec des prostituées, je leur interdis de parler pour ne rien dire. En fait, elles parlent pour nous, sans savoir. Et pondent des projets de lois. Veulent pénaliser les clients. Elles veulent éradiquer la prostitution, mais elles rêvent. Najat Vallaud-Belkacem rêve, elle aussi.
Pourquoi?
Vous savez depuis combien de temps existe la prostitution?
Ce n’est pas une raison…
Si, c’est une raison. D’autres ont voulu le faire avant elle. Moi, j’ai une longue histoire avec la prostitution. Avant moi, ma mère était prostituée. Qu’est-ce qu’on va faire de ces personnes qui ne demandent rien, qui travaillent librement, indépendamment ? On va leur donner le RSA ? Mais elles l’ont déjà. Elles n’ont pas attendu, elle l’ont demandé.
Si elles arrêtent, on leur donne quoi en échange? C’est gentil de dire « on va éradiquer, on va pénaliser ». On va ajouter à la misère grandissante en France une misère supplémentaire. Ces femmes, comment vont-elles faire pour nourrir leurs enfants? Elle n’ont pas de métier propre entre leurs mains. C’est une ineptie totale.
Qu’on s’occupe de la traite des êtres humains, je suis d’accord. Ça aurait dû être fait depuis longtemps, et avec plus de vigueur. J’ai travaillé au Bus des femmes. On avait à l’époque demandé des centres d’hébergement pour ces filles esclavagisées par des réseaux de proxénètes. Nous n’avons eu aucune réponse.
Aujourd’hui, on veut pénaliser les clients, éradiquer la prostitution. On ne va rien éradiquer du tout. On va forcer les femmes prostituées à se cacher de plus en plus, à se mettre de plus en plus en danger. C’est tout ce qu’on va gagner. Il y aura quelques morts de plus. Comme dit la police, ce ne sera qu’une pute en moins.
C’est extrêmement dangereux ce qu’on est en train de faire. Les prostituées ne vont pas arrêter leur activité du jour au lendemain. Déjà qu’elles gagnent seulement un peu plus que le SMIC, elles vont faire ça à la sauvette, elles vont se mettre en grand danger. Elles y sont déjà.
Si vous veniez d’un milieu plus favorisé est-ce que vous seriez devenue prostituée ?
Ce n’est pas déjà seulement une histoire d’argent. Quand j’étais enfant, j’avais un rêve : devenir médecin. Mais personne dans ma famille n’a voulu que je fasse ce métier. Les seules études que j’ai faites, je les ai faites toute seule. A treize ans, on m’a mise à l’usine. Puis on m’a placée comme bonne à tout faire. Un jour j’ai dit stop. S’il n’y a pas d’autre sortie possible, je vais me prostituer.
La prostitution, avant l’argent, c’est la liberté. La liberté de se lever quand on veut, de se coucher quand on veut, d’aller travailler si on veut. Ne pas avoir de patron, bien sûr, pour celles qui ne sont pas maquées.
Mon credo, c’était la liberté. Les femmes qui travaillaient à mon époque, nous avions toutes ce même discours. L’argent venait après la liberté. Oui, on a gagné de l’argent, mais ce n’était pas primordial. Ce n’est pas ça qui nous intéressait. Et pourtant, à l’époque, il y avait encore beaucoup d’argent. On a gagné de l’argent et on l’a bouffé. On l’a dépensé joyeusement. On ne l’a pas mis de côté. Pour quoi faire? Pour que le fisc nous le prenne?
On a eu probablement tort. Mais je ne le regrette pas.
Vous, vous étiez indépendante et vous n’aviez pas de proxénète, n’est-ce pas?
Non, non (elle rit). Moi, je ne connais que la prostitution de rue. Beaucoup de ces prostituées de rue ont voulu avoir un proxénète. On voulait être « mariée », comme on disait élégamment. On ne les appelait pas les proxos, mais les « maris ». Quand elles se séparaient d’un, elles en prenaient un autre immédiatement. Avoir un homme, ça faisait bien. Beaucoup de filles sont tombées amoureuses de mauvais garçons. Et se sont trouvées dans de mauvaises situations. Nous, les traditionnelles, on a aidé pas mal d’entre elles à s’en sortir. Ça ne se faisait pas à l’époque de ne pas avoir un mac…
Est-ce qu’aujourd’hui beaucoup de femmes travaillent sans proxénète?
Les femmes qui travaillent sur internet sont plutôt indépendantes. Quant aux femmes qui sont dans la rue, il y en a aussi malheureusement de très âgées, elles n’ont plus de proxénète, et pour cause. Pour les plus jeunes, ça a plutôt disparu. Ce sont surtout les étrangères qui sont sous la coupe de proxénètes.
Donc vous n’avez pas eu de proxénète?
Ai-je une tête à en avoir? Moi, j’avais une clientèle très spéciale. Je faisais beaucoup de maso. Pratiquement que ça.
Que craignez-vous avec la pénalisation des clients?
Moi, je ne crains rien, je n’exerce plus. Après tout, je m’en fous. Moi, je me soucie des copines. Elles ont peur. Si cette loi passe, moi, je me dis : qu’est-ce qu’elles vont devenir les copines? Ça ne doit pas passer. Ça ne passera pas.
La proposition de loi de la députée Maud Oliver et de ses collègues socialistes n’est pas entièrement mauvaise. Elle comporte des articles pour la réinsertion des personnes prostituées, leur formation…
Vous y croyez?
Je ne sais pas, je voudrais bien y croire…
J’ai fait il y a quelque temps une formation à l’Hôpital Bichat, je suis sortie avec un diplôme de médiatrice en santé publique. Cette formation ne m’a pas permis d’avoir un travail. Elle ne m’a rien donné. Alors vous savez, les formations…
On gagne du temps. Quand on voit le taux de chômage des jeunes, si une personne moins jeune va se présenter avec une formation de ceci ou de cela, avec un trou de vingt ans dans son CV, on va lui rire au nez, à l’ANPE (l’actuel Pôle Emploi)…
Beaucoup de filles sont très conscientes de la situation. Beaucoup viennent me voir, me disent qu’elles veulent arrêter et me demandent ce qu’elles peuvent faire. On me demande si mon association peut les aider. Moi, je n’ai pas de financement suffisant pour ça. Je leur dis : si tu veux arrêter, va faire des ménages. Moi aussi, j’ai fait les ménages.
Alors on veut éradiquer la prostitution, mais il n’ y a pas de travail. Et une fois la formation faite, il n’y en a toujours pas.
Est-ce que vous êtes pour une règlementation de la prostitution, comme en Allemagne, avec des maisons closes?
Non. Qui dit maisons closes, dit maisons et closes.
Comme vous le savez, les personnes prostituées n’ont pas de pension. Qu’est-ce que vous préconisez?
Elles ont le minimum vieillesse. Ce que j’ai moi aussi. Il y a pas mal d’associations qui s’occupent de la prostitution, mais on ne dit pas assez à ces femmes qu’elles ont des droits. Dont celui de toucher le minimum vieillesse. L’association que j’ai fondée, l’ANA (Avec Nos Aînées), les aide à connaître leurs droits. Je vais sur le terrain pour faire ce travail. J’ai une permanence, mon assoc a aidé neuf vieilles prostituées à arrêter de travailler. Nous avons monté les dossiers pour qu’elles reçoivent le minimum vieillesse. Ce n’est pas beaucoup d’argent, mais c’est déjà ça.
Est-ce qu’elles arrivent à vivre avec ces 700 euros et quelques ?
Dès qu’elles reçoivent leur premier mois de minimum vieillesse, elles arrêtent net de travailler. Quand on a 85 ans, qu’on est remplie de rhumatismes, percluse de douleurs en plein hiver au bois de Boulogne, on a du mal à tenir. Elles vivent à l’hôtel, paient 28 euros par jour, elles ne mangent pas. Je travaille avec la Croix Rouge qui les soigne gratuitement. Je leur dis qu’elles peuvent se soigner, elles ne le savent pas. Beaucoup de ces femmes sont en mauvais état parce qu’elles ne mangent pas à leur faim. En 2010, avec une équipe, nous avons détecté quelques cas de tuberculose. J’ai contacté la DGS (Direction générale de la Santé), qui ne m’a même pas répondu.
Est-ce que vous pensez qu’avec la pénalisation des clients la prostitution disparaîtra?
Non. Quelle que soit la forme que pourra prendre la prostitution, elle ne disparaîtra pas.
Pourquoi un grand nombre de féministes sont-elles abolitionnistes ?
J’ai entendu tellement de discours stupides… La prostitution serait une atteinte à l’intégrité de la femme. La prostituée serait la victime des clients. Il n’y a pas plus respectueux qu’un client. Nous dérangeons parce qu’il s’agit de sexe et d’argent. Si les prostituées ne prenaient pas de l’argent, on dirait qu’elles sont des saintes. Elles seraient de pauvres filles, analphabètes, vicieuses…
Certaines étaient de bons milieux, elles avaient tellement marre de leur famille et de l’ordre qui y régnait qu’elles se sont révoltées et ont choisi la prostitution. Les parents font tellement pression sur leurs enfants pour qu’ils réalisent leurs rêves que parfois les enfants s’envolent et qu’on les retrouve sur le trottoir. Les filles de l’avenue Foch ne sont pas issues de milieux modestes. Il y a bien sûr celles qui travaillent à Barbès… Celles qui travaillent sous la coupe de réseaux, comme les Nigérianes.
Moi je parle des traditionnelles. C’est elles que je défends. Celles qui veulent exercer la prostitution. Elles ne doivent rien à personne. Les autres, lorsqu’elles doivent ramener tant par jour, elles n’ont pas le choix, c’est autre chose. J’espère qu’un jour, on aura le courage de prendra à bras le corps la question de la traite humaine. Il faut se battre avec force contre cela.
Quel message passeriez-vous aux féministes qui souhaitent abolir la prostitution au nom de l’émancipation de la femme?
Je dirais d’abord que les prostituées sont émancipées. Totalement émancipées. Beaucoup plus que des femmes mariées. Qu’elles aillent sur le terrain ne serait-ce qu’un mois, ces féministes, qu’elles voient ce que c’est, sans passer à l’acte. Elles n’en reviendraient pas de voir la courtoisie des clients. Les rapports qui demandent la pénalisation des clients, ce ne sont pas des rapports faits par des prostituées. Celles-ci ont peur de la pénalisation. Si demain ça passe et que les clients ne viennent plus nous voir, qu’allons-nous devenir ? disent-elles. Effectivement qu’est-ce qu’elles vont devenir? Les petites mamies qui continuent à se prostituer, que vont-elles devenir elles aussi, sans retraite, sans rien? Si on interdit à ces femmes de se nourrir, elles vont mourir. C’est vraiment stupide de pénaliser les clients.
Pour accéder à l’article, cliquer ici.