Ce lundi après-midi, commence la discussion en hémicycle, au Sénat, d’un projet de loi « cadre » déposé par le gouvernement. Le sujet à l’ordre du jour est crucial: l’égalité entre les femmes et les hommes « dans toutes ses dimensions: égalité professionnelle, lutte contre la précarité spécifique des femmes, protection des femmes contre les violences, image des femmes dans les médias, parité en politique et dans les responsabilités sociales et professionnelles ». Ce projet de loi entend définir une politique susceptible de favoriser l’égalité entre les deux sexes, et l’aborde, à cette fin, de manière transversale. Sorte de vade-mecum pour le chantier ouvert par la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, elle-même à l’origine de ce texte.
On en est donc encore là ?
Qui aurait cru qu’on en était encore là, et qu’il faudrait encore promulguer des lois pour faire avancer la cause des femmes? La génération du baby boom s’était imaginé que ses filles et ses petites filles trouveraient facilement, sans nouvel arsenal législatif, la place qui leur revient de droit dans la société, et qu’elles échapperaient aux rôles et aux limites traditionnellement imposés aux femmes. Certes, la condition des femmes aujourd’hui n’a rien de comparable avec ce qu’elle était il y a cinquante ans. Mais comme on dit à l’école : « peut mieux faire ». Et particulièrement en France.
Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche. Les femmes y sont particulièrement mal loties chez nous. L’Union européenne produit tous les trois ans un document comparant la situation dans ses Etats-membres. Or le dernier, celui de 2009, souligne le retard français en la matière. Pour la majorité des indicateurs, l’Hexagone se situe en dessous de la moyenne de l’UE. Quant au dernier tableau de bord de l’OCDE de la science, de la technologie et de l’industrie pour 2011, il n’est guère plus flatteur. La France figure en queue de peloton pour la part des femmes tant parmi les nouveaux titulaires de doctorat que parmi les chercheurs.
Fortement conservatrice dans bien des domaines, notre société l’est aussi en matière d’égalité femmes-hommes, comme le prouvent ces documents et quelques autres. Et si le projet de loi dont nous allons débattre aujourd’hui reste incomplet, du moins contient-il des mesures positives et nécessaires. Reste qu’à lire les statistiques que publie sur son site leministère des Droits des femmes sur les inégalités femmes-hommes en matière de retraite, dans la sphère culturelle, en politique, sur les violences faites aux femmes, ou sur la pauvreté qui les touche, on reste pantois face à l’ampleur de la tâche qui est encore à accomplir.
Un Parlement d’hommes (à 75%) pour soutenir la cause des femmes ?
Même une loi comme celle qui impose la parité aux partis politiques ne donne pas les résultats escomptés. Or le monde politique pourrait – et devrait – justement servir d’exemple et d’aiguillon au reste de la société. Qu’importe ! Certains partis préfèrent encore payer des amendes que d’ouvrir aux femmes l’accès aux responsabilités. L’exécutif fait de son mieux pour montrer le chemin. Lui est paritaire. Et il produit un projet de loi comme celui qui sera débattu au Sénat ce lundi.
Le plus absurde – et le plus significatif -, dans cette affaire, est qu’aussi bien le Sénat que l’Assemblée nationale n’ont cédé qu’environ un quart de leurs sièges à des femmes. On constate même une légère baisse à ce niveau au Sénat par rapport à la précédente législature. Environ 75% d’hommes (enfin, ceux qui seront présents !) auront donc à voter pour l’égalité des femmes et des hommes, en fait pour un projet de loi qui tend à rendre aux femmes, simplement, leur dû. Et qui sert, à sa façon, une juste cause, portée par les femmes elles-mêmes depuis plus de deux siècles : Olympe de Gouge, Louise Michel, suffragettes britanniques, femmes célèbres ou anonymes qui ont fait et font honneur à une moitié de l’humanité, hélas encore traitée comme une minorité, dont les revendications les plus élémentaires, simplement inspirées de l’exigence d’un juste partage, paraissent encore faire problème aux yeux de trop d’hommes.
Les femmes n’ont pas envie de « prendre la place » des hommes, seulement d’occuper celle qui leur revient légitimement, en raison de leurs études, de leur qualification et de leurs talents. Elles ne veulent pas non plus devenir des hommes, mais des femmes à côté des hommes, avec des responsabilités partagées aussi bien dans l’univers domestique qu’à l’Université, dans les conseils d’administration, dans les commissions où tout se décide, et simplement sur leur lieu de travail, avec un salaire égal, à compétence égale, à celui touché par les hommes.
Soyons pour une fois optimistes. Et parions que nos parlementaires masculins voteront sans barguigner ce projet de loi, ce qui constituera déjà un premier pas. Reste à savoir si, par la suite, la loi qui sortira de nos assemblées, sera bel et bien appliquée. Ou si elle connaîtra le sort ambigu de la loi sur la parité. Avant le jour fatidique du vote, je convie mes collègues masculins à jeter ne serait-ce qu’un coup d’œil aux chiffres publiés sur le site du ministère des Droits des femmes. De quoi, Messieurs, vous faire perdre le sommeil et vous faire prendre conscience des dégâts.
Des chiffres accablants
Prenons les médias. Si les femmes sont abondamment représentées dans les publicités d’une manière très stéréotypée, elles sont en revanche 20% à figurer comme expertes dans les émissions de radio et de télévision. A elles le témoignage, et aux hommes le savoir… Dans la vie professionnelle, si 81% des femmes entre 25 et 50 ans sont actives, elles continuent à assumer majoritairement les soins aux enfants et aux personnes dépendantes, et les charges domestiques.
Côté salaires, les hommes qui travaillent à temps plein reçoivent en moyenne un salaire supérieur de 25%. Et plus on progresse dans l’échelle des salaires, plus l’écart entre les femmes et les hommes est important, puisqu’elles sont beaucoup moins nombreuses aux échelons les plus élevés. Dans la fonction publique et dans la fonction publique d’Etat, au moins, les écarts sont un peu plus faibles, entre environ 10,6% et 13,9%. Et pourtant, parmi les étudiants, les femmes sont majoritaires à l’entrée à l’Université. Mais elles restent minoritaires dans les filières les plus porteuses d’emplois supérieurs comme les disciplines scientifiques, les grandes écoles, les écoles d’ingénieurs et aussi dans les cursus longs comme le doctorat.
Et si l’on parle de pauvreté, le taux des femmes à être dans cette situation est de 15%, chiffre supérieur de 1,7 à celui des hommes. 97% des allocataires du RSA socle majoré sont des femmes. De même, les montants des retraites perçues par les femmes sont nettement plus faibles. En 2008, leur retraite était de 33% inférieure à celle des hommes. Le premier facteur des écarts de pension est lié à leur mode de calcul. Les retraites sont proportionnelles aux niveaux des salaires. Les inégalités de retraite reflètent ainsi d’abord les écarts qui ont prévalu dans l’établissement des fiches de paie.
Les inégalités sont présentes même au niveau de la santé. Si elles vivent plus longtemps, la santé des femmes est relativement moins bonne à un âge avancé. Même constat au niveau des violences : 122 femmes sont mortes en 2011 à la suite des violences que leur ont infligées leur conjoint ou leur ex-compagnon. Les violences faites aux femmes vont du viol, des agressions sexuelles, des violences au sein du couple, aux mutilations sexuelles, aux mariages forcés, aux violences au travail, à la traite des êtres humains. Un exemple : 0,7% des femmes de 18 à 75 ans se déclarent victimes d’au moins un viol ou une tentative de viol en 2010 ou 2011, contre 0,2% des hommes.
S’il est urgent de sécuriser la situation économique des femmes et de leur garantir l’égalité professionnelle sur le marché du travail, il y a un important travail d’éducation à faire dans la famille et à l’école, dans la représentation de la femme dans les manuels scolaires, dans la publicité, au cinéma, et jusqu’au niveau du vocabulaire et de la féminisation des noms de métiers. Ce travail sera long et ardu, car combattre les stéréotypes n’est pas chose aisée. Il n’est pas ici question de dogme. L’enjeu n’est pas idéologique, il n’est pas le bien propre de quelque chapelle philosophique, qu’on l’appelle féministe ou pas. L’enjeu est concret : c’est le chemin qui reste à parcourir pour faire passer les femmes, la moitié de l’humanité, du statut de minoritaires à celui d’égales des hommes. Or les mentalités continuent à résister et l’emprise du modèle traditionnel du couple demeure omniprésent.
Mauvais « genre »
Les jeunes générations ont cru que leurs mères avaient fait la révolution à leur place et qu’elles n’avaient plus de grands combats à mener pour se libérer des rôles que la société leur fait jouer, parfois avec leur consentement, tant le féminisme leur semble une vieille lune. De surcroît, les débats sur le mariage entre personnes de même sexe ont permis à ses opposant de fourbir leurs armes. Celles d’une « nouvelle droite », qui a soudain pointé son nez et qui a dénoncé le « désordre » que ce mariage créait, le danger mortel qu’il faisait peser sur la famille traditionnelle.
La cause de tout le mal fut vite identifiée : la « théorie du genre », qui remettait soi-disant en question le soi-disant éternel féminin et le soi-disant éternel masculin. Un rapport de l’Education nationale de juin 2013 sur les inégalités entre filles et garçons et la mise en place d’ateliers scolaires intitulés les « ABCD de l’égalité », qui prétendent combattre d’une manière ludique les stéréotypes en la matière, ont suffi à mettre le feu aux poudres. Au point que même le ministre de l’Education nationale, Vincent Peillon, s’est cru obligé de déclarer : « Je suis contre la théorie du genre, je suis pour l’égalité filles-garçons ». Du chercheur qu’il est, on n’aurait pas attendu ça. Céder ainsi, si vite ? Etrange abdication de l’intelligence…
En fait, les « études sur le genre » ne sont aujourd’hui que ce qu’ont été hier les « études sur les femmes » ou les « études féministes ». Rien n’a changé vraiment, sinon la terminologie, qui est devenue courante dans la recherche en sciences sociales. Depuis quand le genre est-il donc une « théorie »? De quoi s’agit-il donc, si ce n’est d’un concept servant à l’analyse du poids des représentations culturelles dans la définition des rôles respectifs des hommes et des femmes dans nos sociétés ? Il y aurait donc là matière à polémique ? Absurdes pétitions, vains bavardages. Batailles d’arrière-garde, qui ne servent qu’à défendre les stéréotypes qui nous emprisonnent. Les femmes enfantent, certes, c’est une assignation biologique. Mais pour le reste, elles doivent demeurer libres d’inventer leur destin.
Les adversaires du mariage pour tous ont découvert un mot qui les a précédés de longue date. Et dans leur manque d’imagination, ils ont fait de la « théorie du genre » une théorie du complot… Les études de genre ne se sont-elles pas le plus largement développées dans les universités d’Amérique du Nord ? Sinistre complot ourdi par des étrangers, voilà de quoi faire le trait d’union entre leur nationalisme exacerbé et leur ultra-conservatisme. Le « genre », un fantasme qui pallie l’absence de tout programme politique cohérent chez les opposants à tout ce qui bouge et qui risque de mettre en danger leur petit confort mental. Et le moyen de semer le désordre pour tenter d’empêcher l’exécutif et le législateurs de poursuivre leur travail de réforme, conduit pourtant à petits, tout petits pas.
Le tempo des petits pas
La société française a décidément beaucoup de tabous à briser pour se moderniser. L’égalité femmes-hommes doit être l’un des moteurs de ce mouvement en avant dont notre pays a besoin. On regrettera que le projet de loi débattu aujourd’hui en faveur de l’égalité des femmes et des hommes ne soit pas plus audacieux. Qu’il ne s’attache pas aussi à la protection de ces minorités de la minorité que les femmes sont elles-mêmes dans la perception qu’en ont les hommes: femmes immigrées, transgenres, personnes prostituées. Mais l’audace ne sied guère à notre tempo des tout petits pas. Sans doute parce que dès qu’on s’engage avec un peu énergie, le risque est grand de démolir les fondations du conservatisme sur lequel s’appuie encore notre pays déprimé. Attention, danger !
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