Vu du Sénat #31: Erdogan, ne touche pas à mon jardin ! (Huffington Post, 3 juin 2013)

Les manifestations commencées en fin de semaine dernière, à Istanbul, pour protester contre la construction d’un centre commercial à l’emplacement de l’historique jardin de la ville où les Stambouliotes aiment à flâner ont tourné en protestations contre le gouvernement islamo-conservateur de Tayyip Erdogan. Taksim est depuis longtemps le lieu emblématique des rassemblements du 1er mai – interdits cette année par le même gouvernement.

Péra d’hier, Péra d’aujourd’hui

Péra, l’ancienne partie levantine de la ville, qui abritait autrefois les ambassades, jouxtant de belles églises de rites différents, avec ses passages à l’occidentale, la Grande Poste, les salons de thé élégants décorés de faïences Art Nouveau, le Lycée franco-turc de Galatasaray, débouchait sur la place connue aujourd’hui sous le nom de Taksim.

L’ancienne rue de Péra s’est transformée en une sorte d’artère commerçante bruyante. Entre les vieux bâtiments logeant désormais des enseignes de confection bon marché, nulle trace aisément décelable de la population levantine multiculturelle d’antan. On a même changé son nom en Istiklal (« Indépendance ») pour ne rien garder du passé.

Ici et là défilent bien les noms de passages ou de magasins évoquant ces Arméniens, ces Juifs et ces Levantins qui hier vivaient et commerçaient là. Mais les fameuses pâtisseries où, enfant, j’allais avec mes parents déguster ces douceurs aux noms français qui me faisaient rêver se sont transformées en débits de hamburgers ou de kebabs aux odeurs fort peu appétissantes.
Photos jaunies

On peut comprendre que les Stambouliotes qui voient leur ville devenir un immense supermarché à ciel ouvert, avec ses lieux historiques en voie de disparition, s’insurgent contre la dernière transformation en date de la place de Taksim. Quel enfant né dans les années 1950-1960 n’a pas sa photo devant le monument à la gloire d’Atatürk, entouré d’une discrète végétation au printemps et en été ? Ou dans ce parc, poumon de cette partie de la ville, avec ses centaines d’arbres, où familles et nounous emmenaient les bambins respirer le bon air ?

2013-06-03-benbassaturquie.jpg« Au milieu des années 1950, à Taksim, Esther Benbassa, entre ses parents. Au fond, les arbres du jardin que l’on veut détruire »

Mon oncle, un peu simplet, était chargé de m’y promener de temps en temps pour m’occuper. J’adorais les sculptures de lions qui s’y trouvaient. Petite citadine de la bourgeoisie qui n’avait jamais fréquenté de près les animaux, je m’émerveillais, bien sûr, de leur imposante stature. Mon oncle, lui, y voyait de gros chiens. C’était du moins ce qu’il me disait qu’ils étaient quand je l’interrogeais sur l’identité des puissants quadrupèdes… Et j’ai bien ma photo, moi aussi, avec ma mère assise dans sa tenue casual chic des années 50, au pied d’un de ces lions (ou chiens, aurait dit mon oncle). Qui sait si ce n’est pas un peu au souvenir touchant et nostalgique de ces promenades semi-bucoliques que je dois d’être finalement devenue écologiste dans le dernier quart de ma vie ?

Du passé faire table rase

Ce jardin va être déraciné pour permettre la construction du nième centre commercial de la ville. Un gâchis écologique et historique. Les Turcs sont atteints du syndrome de destruction du passé en vertu duquel il importe de laisser le moins de traces possibles de ses prédécesseurs. Les kémalistes souhaitaient effacer les vestiges de l’époque ottomane. Erdogan, lui, s’ingénie à gommer le passé kémaliste.

Non sans arrière-pensées, il entend bien, « si Dieu veut » (sic), se débarrasser du Centre culturel Atatürk qui se trouve également sur la place Taksim. Son rêve est de faire renaître l’époque ottomane. Quand le sultan de Constantinople était également le calife du monde musulman. Le fameux centre commercial, lui, parce que tout de même les affaires sont les affaires, prendrait place dans une caserne de l’époque ottomane reconstruite – rasée en 1940 pour laisser la place à ce jardin public.

Erdogan n’aime ni l’Occident ni sa culture. Pour lui, le kémalisme et sa laïcité imposée de manière dogmatique ont dénaturé l’islam fantasmé de l’ère ottomane. Oubliant bien sûr que le sultan ottoman n’est calife que depuis les conquêtes des terres d’Islam par Soliman le Magnifique au XVIe siècle. Mustafa Kemal mettra fin au califat, détachant, selon les rigoristes, la Turquie de sa matrice musulmane. Le projet d’un Erdogan est clair : (ré)islamiser la société turque, lentement mais sûrement, dans toutes ses strates, sans oublier l’armée, dernier bastion kémaliste ; la justice ; la fonction publique ; les villes et les faubourgs. Propagande, clientélisme, système d’infiltration par l’aide sociale, aucun moyen n’est négligé.

L’erreur fatale de l’Union européenne

Tant que la Turquie espérait entrer dans l’Union européenne, l’islam d’Erdogan, par ailleurs en compétition avec d’autres branches musulmanes rigoristes au sein de l’appareil d’Etat, a montré à l’Europe son visage modéré et progressiste. Il se présentait comme une version musulmane de la démocratie chrétienne occidentale. Lorsque l’Union européenne et Nicolas Sarkozy, grand « lobbyiste » du refus, ont ruiné les attentes de la Turquie, Erdogan ne pouvait que prendre le virage qu’il a pris, pour se rapprocher de l’islam moyen-oriental, pour des raisons d’ailleurs autant économiques et géostratégiques qu’idéologiques.

Le panislamisme ottoman d’Abdülhamid, la tentation des « Jeunes Turcs » d’un retour, par nationalisme, aux racines historiques des Turcs, ancrées en Asie centrale, le fameux panturquisme, ont ainsi trouvé là une nouvelle déclinaison. Ces mouvements de repli ou de retour à l’origine se sont classiquement déclarés lorsque l’Occident décevait les attentes du pays. Le basculement d’un Erdogan est lié lui aussi à la situation culturelle et historique d’une terre anciennement déchirée entre Occident et Orient.

L’Union européenne a commis une erreur fatale en n’accueillant pas ce pays en son sein. La peur d’une immigration massive est un alibi non rationnel. Les Turcs nés à Berlin retournent au pays où la réussite économique est bien plus facile qu’en Allemagne. Peu de Turcs, inversement, sont désireux de partir en Europe. La peur de l’islam a été le moteur véritable du refus, bien plus grande que la peur d’une l’immigration massive, en fait l’arbre qui cachait la forêt. Et le fait est que la rupture entre les Turcs et l’Europe a été consommée avant que les réformes de démocratisation demandées par l’Union ne soient achevées dans le pays, qui en avait tant besoin.

Un régime autoritaire

Aujourd’hui, moins d’un tiers des Turcs souhaite entrer dans une Union à l’euro faible et à l’économie en récession. Si le boum turc est une bulle qui peut éclater à tout moment, l’économie tourne pour l’instant d’une manière spectaculaire. Toutes ces données, ajoutées aux scores plus qu’honorables de son parti aux deux derniers scrutins, ouvrent un boulevard au despotisme d’Erdogan, qui n’a plus besoin de faire valoir un islam modéré. Il peut enfin montrer le vrai visage de son islam dur et rigoriste et l’asseoir fermement dans le pays, tout en préparant la population à un régime présidentialiste de type autoritaire.

La « paix » avec les Kurdes, après tant d’années de sanglants affrontements, a redoré son blason. Une « paix » indispensable s’il voulait avoir le champ libre pour endoctriner le pays et mener sa politique ouverte au capitalisme sauvage et à un islam dominant. D’autant que le contexte politique dans la région rendait quasi nécessaire de refermer ce front épineux.

Sûr de sa victoire, le gouvernement d’Erdogan mène une politique liberticide, s’attaquant aux intellectuels, aux journalistes critiques, pour en remplir ses prisons. Les procès montés de toutes pièces contre des haut gradés de l’armée pour la mater et la réduire au silence n’ont eu qu’une fin : éviter un possible coup d’Etat, dans le genre de ceux dont l’armée était coutumière dans le passé au nom des valeurs du kémalisme dont elle se considérait la gardienne.

Erdogan s’attaque aux libertés publiques. Il interdit l’alcool (qui, selon lui, doit être remplacé par le lait caillé, boisson traditionnelle turque), le rouge à lèvres pour les hôtesses de Turkish Airlines, la consommation d’alcool dans les vols nationaux… Il impose la censure dans les médias, limite l’accès à la pilule, veut interdire l’avortement, et appelle dans la foulée les femmes à faire au moins trois enfants.

La condition féminine a rarement été aussi fragilisée qu’aujourd’hui avec la montée des violences conjugales, les meurtres de femmes au nom du soi-disant honneur masculin. Sans oublier les nombreuses discriminations contre les minorités religieuses comme les Alevi, chiites progressistes plutôt à gauche, contre les gays, les lesbiennes et les trans, etc. Parfois, l’islam rigoriste d’Erdogan et de son gouvernement dépassent toutes les bornes du ridicule, par exemple lorsqu’il interdit la diffusion de l’Eurovision parce que deux femmes s’y embrassent, ou le baiser dans la rue, ou lorsqu’il demande de flouter les passages de films pouvant porter atteinte aux règles de la décence.

Les démocrates turcs résistent

Le rejet de cet autoritarisme a été au fondement de la transformation des manifestations de Taksim contre la construction d’un centre commercial dans le jardin public du quartier en démonstrations contre Erdogan et son gouvernement. La violence avec laquelle la police a riposté, faisant de nombreux blessés, a donné un nouvel élan aux manifestations qui se sont répandues dans de grandes villes comme Izmir et Ankara.

Les dégâts causés par les manifestants ne semblent pas être importants selon les témoignages de locaux qui nous informent régulièrement. C’est même une ambiance bon enfant qui régnait à Istanbul, dès que la police s’est retirée, et quand la bière s’est mise à couler à flots… Manière de dire non à l’idéologie du pouvoir et de ses religieux. Un peu de dérision pour briser les interdictions d’un autre âge dans des villes où la culture occidentale est ancrée et côtoie la culture nationale avec aisance.

Rappelons tout de même à Erdogan que son modèle d’islam aura du mal à pénétrer, malgré son effort de noyautage, comme il le souhaite, une société turque qu’il semble confondre avec l’Arabie saoudite ou les Emirats. Rappelons- lui que la Turquie a le regard tourné vers l’Occident depuis au moins la fin du XVIIIe siècle, malgré les déceptions, les incompréhensions, les rivalités, et qu’on ne revient pas en arrière si facilement que cela.

De même, l’Union européenne devrait prendre ce qui se passe comme un avertissement et tout faire pour empêcher que les couches les plus défavorisées de la Turquie, contraintes et forcées, ne soient tentées par un islam rigoriste étranger à la culture du pays. Ouvrons à la Turquie les portes de l’Europe. Pour en refermer d’autres, dont on ne sait que trop bien ce qu’elles cachent.

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