« Monsieur le Président,
Mesdames les Ministres,
Monsieur le Président de la Commission des Lois,
Madame la Rapporteure,
Mes ChèrEs collègues,
L’histoire de la prostitution et de ses perceptions, dans une société, est aussi celle des pudeurs de cette société, de ses occultations, de ses transgressions et de ses violences. En ce domaine comme en d’autres, la France est évidemment tributaire de son histoire.
C’est vers 1800, au lendemain d’une Révolution marquée par des appels sporadiques en faveur d’une libéralisation des mœurs, que le Consulat inaugure une politique cohérente, qui marque le siècle et demi suivant. La conviction domine que légiférer en matière de prostitution reviendrait à salir le législateur. Mais une autre s’impose dans le même temps : il y aurait nécessité de mettre de l’ordre dans le commerce sexuel, de le surveiller, d’éclairer de la lumière purificatrice du pouvoir l’univers obscur de la vénalité. C’est ce qui conduit à soumettre la prostitution à un règlement, édicté sur une base municipale, d’abord à Paris.
Ainsi est né le « réglementarisme », appelé « French System » dans les pays qui l’ont imité, fondé sur une doctrine philosophique du mal nécessaire elle-même inspirée d’Augustin. Ce père de l’Eglise du IVe siècle jugeait les prostituées méprisables. Mais il était aussi convaincu que si on les supprimait, les passions bouleverseraient le monde. Cette réflexion d’ordre moral, qui guida l’action des auteurs de règlements, n’a pas cessé de hanter les esprits d’aujourd’hui. Elle reste au fond de nombre des préjugés stigmatisant les personnes prostituées.
Les auteurs des règlements avaient toutefois une autre hantise : la menace sanitaire, qui pesa de tout son poids pour la mise en place des maisons closes. Et c’est bien la fermeture de ces dernières, imposée par la loi du 13 avril 1946, dite « Marthe Richard », qui mit un terme à l’ère réglementariste.
L’histoire de la prostitution en France n’est pourtant pas seulement celle du réglementarisme. Fascination et rejet s’y renforcent mutuellement. Au début de la IIIe République, sous le gouvernement d’ordre moral d’Albert de Broglie, sous la présidence de Mac-Mahon, la question de la prostitution émerge d’une manière aigüe. Huysmans, Edmond de Goncourt, Zola publient des romans qui la prennent pour thème. Et quand les prostituées semblent « nécessaires », on met la morale de côté. Pendant la Grande Guerre, l’afflux des prostituées dans les gares, venant à la rencontre des permissionnaires, paraît justifié. Et sous l’Occupation, encore, les responsables de l’armée allemande, pourtant obnubilés par l’impératif sanitaire, attendent encore de la prostitution qu’elle canalise les pulsions des soldats.
L’histoire politique de la vénalité sexuelle oscille ainsi entre le moral, le médical, le social et la considération du mal nécessaire. Elle semble surtout soumise, pour reprendre les mots de l’historien Alain Corbin, « à la peur d’une triple dégradation : celle de la femme prostituée, celle de son partenaire, celle de l’argent et, par ce biais, celle de l’ordre social ». Plusieurs courants de pensée s’emparent du problème.
Le prohibitionnisme, né au sein du féminisme compassionnel et prédicateur anglais des années 1870, considère les femmes prostituées comme des victimes qu’il convient d’arracher à leur mauvaise vie. Face à lui, il y a alors, et il y a toujours, ceux qu’on appelle les « abolitionnistes libéraux » : le journaliste féministe Yves Guyot (1843-1928), Yvette Roudy, Ministre des Droits de la Femme, qui envisage de dépénaliser les prostituées en 1981, ou encore, plus près de nous, Elisabeth Badinter. C’est dans cette lignée-ci que, pour ma part, je tâche de m’inscrire. Une lignée qui, au nom de la dignité de la femme et de valeurs universelles, condamne à la fois le réglementarisme dégradant et le proxénétisme. Mais pas forcément la prostitution.
Aujourd’hui plus que jamais, le débat reste vif. Ceux qu’on appelle désormais les « abolitionnistes » (qu’on aurait qualifiés, avant 1914, de « prohibitionnistes ») visent à la disparition pure et simple de la prostitution, qui est pour eux avant tout une intolérable atteinte aux droits et à la dignité des femmes. D’autres jugent cette position illusoire. Tels les signataires d’une tribune parue dans le Nouvel Observateur du 23 août 2012, où Elisabeth Badinter, l’historien Georges Vigarello, la philosophe Elisabeth de Fontenay, le cinéaste Claude Lanzmann et quelques autres se déclaraient notamment contre une pénalisation des clients. Parce qu’elle ferait de la personne prostituée une complice du délit et précariserait un peu plus sa condition. Comme le délit de racolage aujourd’hui.
L’idéologie « abolitionniste », si l’on en croit les signataires de ce texte, reposerait sur deux postulats : 1) « la sexualité tarifée est une atteinte à la dignité des femmes » ; 2) « les prostituées sont toutes des victimes et leurs clients, tous des salauds ».
Or la prostitution est une question bien plus complexe.
Les prostituées n’exercent pas toutes sous la contrainte. Et la prostitution ne concerne pas que les femmes. Les hommes aussi se prostituent. Par-delà les représentations littéraires – on songe à Carco, Proust, Gide, Genet, Sachs, ou Jouhandeau –, et par-delà les constats alarmants des spécialistes de l’enfance, la prostitution masculine est restée un impensé des pouvoirs publics. On oublie les Grands Boulevards à la Belle Epoque, Blanche, Montmartre ou Pigalle dans l’entre-deux-guerres, Saint-Germain pendant les Trente Glorieuses, la rue Sainte-Anne dans les années 1970. Tous hauts-lieux d’une prostitution masculine occultée qui demeure un problème de société mal connu, pas même convenablement chiffré. Quant aux femmes qui font appel aux services sexuels de prostitués masculins, le sujet n’est pas moins tabou. Comme celui des prostitué(e)s transgenres/transexuel(les).
Reconnaissons cette complexité du phénomène. La prostitution peut être aussi, mais elle n’est pas seulement, une atteinte à la dignité et aux corps des femmes. Nulle position de principe, si généreuse soit-elle, ne peut en épuiser la réalité. Il n’est pas jusqu’au statut juridique de la prostitution en France qui ne soit ambigu. La prostitution, chez nous, n’est pas illégale, n’est-ce pas ? Mais elle est dans les faits seulement tolérée.
Ne sacrifions pas l’abrogation du délit de racolage public instauré par la loi de 2003, une abrogation que j’appelle de mes vœux aujourd’hui et qui est souhaitée par les féministes de toutes sensibilités, sur l’autel de quelque idéologie que ce soit. Cette abrogation ne résoudra pas tous les problèmes, elle n’est que le début du chemin. Mais pourquoi tarder à répondre à une véritable urgence ? Pourquoi ne pas stopper sans délai le harcèlement dont tant de prostitué(e)s se disent victimes ? Les témoignages sont accablants de ces femmes arrêtées plusieurs dizaines de fois par an. En vain.
Certains policiers font certes valoir que, grâce à la garde à vue des personnes prostituées qu’autorise la répression de ce délit, ils réussissent à démanteler les réseaux de proxénètes. Et pourtant, si l’on en croit les chiffres transmis par la Nouvelle Chaîne Pénale, les infractions de proxénétisme non aggravé font l’objet d’un nombre de condamnations stable depuis 1995, à plus ou moins 400 par an. Depuis 2003, sont enregistrées entre 600 et 800 infractions de proxénétisme aggravé par an au casier judiciaire national. Or ce nombre n’a pas été modifié par la baisse d’affaires passibles de poursuites pour racolage de 1030 en 2003 à 815 en 2011. L’instauration du délit de racolage n’a pas rendu la traque des proxénètes plus efficace.
En revanche, tous les rapports disponibles, celui de l’IGAS, qui vous a été remis, Madame Vallaud-Belkacem, en décembre dernier, ou celui commandé par Médecins du Monde qui vient de paraître, tous soulignent les méfaits induits par la loi de 2003. Dégradation de l’état de santé des prostituées et des conditions de pratique de la prostitution. Augmentation de l’isolement et de la clandestinité, elle-même propice à la multiplication des violences. Développement, de surcroît, de la prostitution « indoor », en appartement, dans les hôtels, bars, salons de massage, sur internet, facteur d’isolement et de vulnérabilité supplémentaires, et qui coupe les personnes prostituées des associations de prévention et d’aide. Tout cela, François Hollande le disait lui-même, dès le 19 mars 2012, dans une interview donnée au site Seronet.
Le délit à la racine de ces maux inutiles a une histoire complexe, que je ne retracerai pas. Sa définition paraît en outre bien fragile, et la frontière entre racolage actif et racolage passif bien floue. Ainsi, au regard de la jurisprudence, ne peut être qualifié de racolage actif le simple fait de déambuler sur la voie publique, dès que la tenue vestimentaire peut être considérée comme normale pour la période, et que la personne n’a fait que répondre à des automobilistes arrêtés à sa hauteur (Cour de cassation, 1996, n° 726). Même chose pour le racolage passif, la Cour de Cassation ayant considéré le 25 mai 2005 que le délit n’est pas constitué par le fait de stationner légèrement vêtue la nuit, au mois de juillet, sur le trottoir et de répondre à un client. Tant de souffrance vaine, donc, sur de telles bases ? Pour punir qui ? Souvent les plus pauvres, les plus précaires, qui ne font « cela » que pour avoir de quoi manger et où dormir.
Tel est le constat, Mesdames les Ministres, mes cher(e)s collègues, qui justifie la proposition de loi que je porte, avec le groupe écologiste. Parce que je suis femme et féministe, cette souffrance vaine de tant d’autres femmes m’est insupportable. Parce que je suis d’origine immigrée, je ne puis accepter l’horreur du lot quotidien des personnes prostituées étrangères. Parce que je suis enseignante, je ne puis tolérer que des étudiant(e)s se prostituent pour subvenir à leurs besoins. Et parce que je suis humaniste, je ne puis croire que la pénalisation soit la voie de la rédemption sociale. Surtout lorsqu’elle prend comme cible les plus vulnérables des personnes prostituées. Pas les escort girls, par exemple, qui ne sont nullement touchées par le délit de racolage. Comme leurs clients aisés ne seraient d’ailleurs pas touchés non plus par la pénalisation du client.
L’abrogation du délit de racolage public créera-t-elle un vide juridique gênant ? Je ne le crois pas. Faut-il revenir à la situation d’avant 2003, et sanctionner le racolage actif par une contravention de 5e classe, à supposer qu’on puisse clairement préciser ce qu’il est ? Faut-il à tout prix qu’une personne prostituée soit punie du seul fait qu’elle se prostitue ? Qu’elle paie pour qu’elle comprenne qu’elle « pèche » ? Comment soutenir, d’un côté, que les prostituées sont des « victimes », et de l’autre, les sanctionner ? Ne sanctionne-t-on pas assez, dans notre beau pays, pour réconforter les bonnes gens ?
Les bonnes gens seront d’autant plus réconfortées, Mesdames les Ministres, mes cher(e)s collègues, si nous mettons sur pied une grande loi de prévention, d’insertion sociale et professionnelle, de prise en charge de la santé des personnes prostituées.
Si nous voulons sortir les personnes prostituées étrangères de la prostitution, alors inspirons-nous des dispositions en vigueur en Italie où, depuis 1998, si elles sortent du réseau, un permis de séjour de six mois leur est accordé, renouvelable pour un an si elles trouvent un emploi. L’Italie est le seul pays disposant d’une législation globale permettant aux victimes, qu’elles collaborent ou non avec la police pour dénoncer leurs proxénètes, de recevoir le soutien et l’aide nécessaires.
De même, permettons aux transgenres de changer de prénom même lorsqu’ils n’ont pas subi une opération pour changer de sexe, opération de surcroît très coûteuse. Un prénom sur les papiers d’identité qui corresponde au genre adopté, voilà qui aiderait à leur insertion dans un emploi ordinaire, et éviterait à certain(e)s d’être acculé(e)s à la prostitution.
Quant aux étudiants et aux étudiantes, aux mères de famille précaires, aux jeunes sans emploi ou à l’emploi précaire, prostitué(e)s occasionnel(le)s, donnons-leur les moyens de vivre et de vivre mieux.
Songeons enfin aux associations de prévention et d’aide aux prostituées, qui ont vu malheureusement ces dernières années leurs subventions diminuer, ce qui rend leur travail encore plus difficile.
Quant à la lutte contre la traite des êtres humains et le proxénétisme, elle est assurément une priorité absolue. Donnons-nous en les moyens. Mais sans que la loi vienne encore ajouter à la souffrance et à la stigmatisation des victimes de cette traite.
Rien de tout cela n’a à voir avec le souci de la vertu ou de la morale. Il est question là, d’abord, de justice et de protection des plus faibles. En abrogeant sans contrepartie le délit instauré par la loi de 2003, c’est bien œuvre de justice et de protection que nous ferons. Le législateur est là pour cela aussi. Pas seulement pour surveiller et punir. »