Vu du Sénat #16: Libérez le Parlement!
Ces temps-ci, j’en viens à me demander si le Parlement est vraiment utile. L’exemple de la Belgique donne à penser. Elle a pu se passer de gouvernement pendant 535 jours, sans pour autant sombrer dans le chaos. Or, depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir en France, l’idée de se passer de nos deux chambres ne paraît plus si absurde, d’autant que leur entretien coûte assez cher à nos concitoyens. En effet, ces leviers majeurs de notre démocratie ont été plus ou moins mis au sommeil depuis le changement de majorité. Ils fonctionnent certes, mais sans guère d’autonomie. Et on les appellera peut-être bientôt, si rien ne change, les deux belles au bois dormant de la République.
Droite-gauche, même combat ?
Je continue à soutenir que les socialistes ont intérêt à ne pas gouverner seuls, quitte à se faire épingler de temps en temps par leurs alliés de gauche. Ces alliés remuants sont là pour leur rappeler que la démocratie a ses droits, et qu’en démocratie, les parlementaires ne sont en principe pas soumis directement aux consignes de l’exécutif, ni n’ont vocation à approuver automatiquement et sans sourciller les textes qu’il leur envoie. Surtout lorsque certains de ces textes – tels ceux relatifs à la sécurité – auraient fort bien pu être portés par un gouvernement de droite. Des textes qui, de fait, ont parfois été votés, au Sénat, d’un même élan, et par la droite et par les socialistes…
On nous demandera bientôt de marcher au pas. On exige des commissions d’entériner les décisions prises en haut lieu. Les parlementaires ont beau passer des heures à discuter chaque virgule lors de leurs réunions, leur travail compte pour des prunes. Les amendements apportés par les commissions sont considérés comme nuls et non avenus, certains ministres n’hésitant pas à envoyer les leurs à des heures indues, simplement pour qu’on revienne à l’état premier de leur projet de loi, tel qu’initialement envoyé au Sénat. Des méthodes surprenantes, de l’aveu même de vieux routiers de la maison, qui ont une expérience que je n’ai pas encore.
Comme un fil à la patte
Encore jeudi dernier, j’assistais, comme membre suppléant, à une commission paritaire, composée de sept députés et de sept sénateurs, ayant pour mission d’aboutir à la conciliation des deux assemblées sur un texte commun. Il s’agissait du projet de loi relatif à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme. Or j’ai eu l’impression assez nette qu’un fil (ou plusieurs) attachai(en)t certains parlementaires socialistes à l’exécutif. Comme s’ils n’étaient là que pour mettre en œuvre ses directives. Au moins, sous la droite, la gauche protestait contre ce genre de méthodes. Là, accord quasi parfait, silence de rigueur. Je suis partie à la mi-temps, peut-être même avant, convaincue de ma propre inutilité. En me demandant jusqu’à quand ce genre de choses allait durer.
De même, dès que, dans l’hémicycle, on ose critiquer un brin – je dis bien un brin, sans excès, sans exaltation rhétorique – un projet de loi arrivé en « procédure accélérée », une procédure qui laisse très peu de temps aux chambres pour travailler les textes, le mécontentement à gauche devient palpable, dans l’atmosphère de discipline contrainte qui règne du côté des troupes socialistes.
Cela dit, soyons clair : les socialistes que je fréquente et avec qui je travaille au quotidien sont loin d’être satisfaits du statut de godillots que l’exécutif semble vouloir leur imposer. Certains manifestent même parfois leur grogne, en privé, voire simplement en cercle restreint.
« Ne pas trop se mouiller »
Certes sénatrice, je demeure une historienne. Et à ce titre, il m’arrive parfois de penser à certains épisodes douloureux de notre histoire, et de comprendre comment certaines décisions ont pu être, hier, facilement avalées et validées par les parlementaires. Nous n’en sommes bien sûr pas là. Reste ce mauvais penchant de beaucoup de politiques, qui éveillent par ailleurs tant de désamour auprès des citoyens. Constamment dans la course pour la prochaine élection, à la recherche de l’assentiment de leur parti, nombre de politiques professionnels souffrent de cette maladie chronique qui s’appelle obéissance. Elle a déjà historiquement causé pas mal de dégâts, elle continuera à en causer encore longtemps, si l’on n’y prend garde.
Ne jouons pas, cependant, aux élus sans peur ni reproche. Nous sommes tous, sans exceptions, plus ou moins vulnérables à l’atteinte de cette maladie-là. Mais certains plus que d’autres tout de même. Et pour quelques-uns, c’est carrément devenu une seconde nature. « Ne pas trop se mouiller », voilà la devise. Avec une telle « philosophie », si on peut l’appeler ainsi, difficile pourtant de ne pas décevoir ses électeurs…
Rien ne justifie un tel dysfonctionnement de la démocratie. Cette atmosphère de pression en continu n’est pas admissible. Que notre gouvernement soit de gauche n’y change rien. Les chambres sont libres, elles doivent le rester, et sous aucun prétexte n’ont à être aux ordres de l’exécutif. Aucun parlementaire ne devrait normalement tergiverser sur la question. Aujourd’hui, socialistes et écolos sont au pouvoir. Imaginons demain un pouvoir d’extrême droite. Devrons-nous être à sa botte ? Les bonnes habitudes se prennent tout de suite. Cette question me taraude, je l’avoue, chaque fois que j’arrive au Sénat. A savoir quasiment tous les jours.
Interventionnisme
Cela dit, l’interventionnisme de l’exécutif ne se limite pas à cela. Avez-vous déposé une proposition de loi pour rappeler à l’exécutif une des promesses du Président de la République, notre meilleur danseur de tango (un pas en avant, deux pas en arrière) ? Voilà qu’on vous fabrique la même, mais dans une version light, et qu’on vous la renvoie sous cette forme pour être débattue au Parlement. Il vaut mieux que vous n’insistiez pas trop. Comment, les chambres auraient-elles par elles-mêmes l’audace de transformer en loi tel ou tel engagement de François Hollande ? Non et non. C’est l’exécutif qui le fera, c’est de lui que tout doit venir.
Autre cas d’école intéressant. Vous avez déposé une proposition de loi à un moment qui ne coïncide pas avec le timing du gouvernement ou avec la ligne idéologique de tel ou tel ministre ? On va vous convoquer et vous demander de la retirer. Si vous faites mine de résister, on vous laisse entendre que votre texte pourrait bien n’être pas voté par vos collègues socialistes. Que faites-vous ? Vous la retirez, bien sûr, votre proposition. Et vous voilà traité de pauvre mollasson (au mieux) ou de sinistre traître (au pire) par le monde associatif, qui attendait tant de ce texte.
L' »œil de Caïn » de la démocratie
Si les citoyens connaissaient ce parcours du combattant qu’est le quotidien d’un parlementaire, les concessions qu’il est contraint de faire au nom de la « politique », ils en seraient sûrement étonnés. Oui, certains appellent cela « faire de la politique ». Moi, j’appelle cela faire entrave à la démocratie. Je ne suis pas plus têtue qu’une autre. Et je suis, autant que d’autres, favorable aux compromis. Mais les vrais compromis se construisent, au fil d’un débat contradictoire tenu en pleine lumière. Dure réalité que cette façon de « faire de la politique », qu’il n’est pas aisé d’accepter lorsque votre déformation professionnelle d’historienne vous poursuit pendant votre mandat. Déformation professionnelle, vraiment ? Une bouée de sauvetage, peut-être…
Pour toutes ces raisons et quelques autres, les socialistes – et pas seulement la majorité – devraient être en mesure d’exprimer une vraie pluralité en leur propre sein. La démocratie ne se négocie pas, surtout entre amis. Son « œil de Caïn », grand ouvert, nous regarde… De même, les socialistes – et toute la majorité avec eux – ont bien besoin d’une opposition de droite libérale et républicaine forte, pour ne jamais se laisser glisser dans le confort assoupissant de l’entre-soi et du faux unanimisme. François Fillon et Jean-François Copé feraient mieux de clore leur pathétique guerre d’egos pour se mettre sérieusement au travail. Tout le monde y gagnerait. Dieu merci, en attendant, les communistes jouent ce rôle salutaire au Sénat !
Le Parlement souhaite retrouver sa liberté d’action. Les parlementaires aussi. Avis au gouvernement.