Sauvons les prostituées ! (Huffington Post – 12/11/12)

Comme vous vous en souvenez peut-être, en 2003, Nicolas Sarkozy, alors pas encore président, instaurait le délit de racolage, y compris passif, passible désormais de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. L’objectif du gouvernement de l’époque était d’une part de répondre aux préoccupations des riverains en matière de nuisances et de troubles de l’ordre public, et d’autre part de lutter contre les réseaux étrangers de proxénétisme. Dix ans plus tard, le constat est clair : la lutte contre les réseaux n’a strictement rien gagné à cette mesure, mais les personnes prostituées ont vu leur précarité s’aggraver et leur stigmatisation augmenter.

Une disposition aux conséquences dramatiques

En 2009, on évaluait entre 18 000 et 20 000 le nombre de personnes se prostituant en France. Chiffre probablement sous-estimé vu que, depuis la promulgation de cette loi, une bonne partie de la prostitution a basculé sur internet. Les personnes qui se prostituent sont majoritairement des femmes étrangères. 10% de la prostitution est masculine, elle concerne de jeunes étrangers venus des pays de l’Est. Les personnes transgenres représentent une part importante de la prostitution dans les grandes villes.

La loi interdisant le racolage passif a eu une influence néfaste sur l’accès aux soins médicaux des personnes se prostituant. Les conditions d’exercice de la prostitution en général, dans des camionnettes, des sous-bois, sous des tentes, etc., les ont reléguées dans la clandestinité et éloignées des associations de prévention et de réduction des risques, qui intervenaient habituellement sur les lieux classiques de prostitution.

Elles sont de surcroît encore plus exposées aux violences de la part des clients qu’elles racolent par internet, ne serait-ce que du seul fait qu’elles sont plus isolées dans leurs pratiques prostitutionnelles. La raréfaction de la clientèle les contraint à accepter ses exigences, au péril de leur santé et de leur sécurité, dont celle d’avoir des rapports sans préservatif.

Le harcèlement policier vient aggraver la situation. Les personnes prostituées sans papiers en pâtissent plus encore que les autres, la loi ayant au départ été utilisée en partie pour arrêter les ressortissant(e)s étranger(e)s en situation irrégulière en vue de les reconduire à la frontière.
Pour l’année 2009, par exemple, 2 315 personnes ont été mises en cause pour racolage actif et passif. En revanche, seulement 465 personnes ont été mises en cause pour proxénétisme, sans qu’aucune d’entre elles n’ait été condamnée. Les conditions de garde à vue se révèlent largement problématiques et les personnes prostituées humiliées et stigmatisées sont souvent dissuadées de faire valoir leurs droits à un avocat ou à un médecin. Et tout le monde est d’accord pour dire que cette législation expose plus que jamais les personnes prostituées aux risques de transmission du VIH/sida et des infections sexuellement transmissibles (IST).

La naïve et la « raison d’Etat »

Depuis un moment, trottait dans ma tête l’idée d’abroger cet article du code pénal, l’un des nombreux héritages du sarkozysme. Avant de tenter de la mettre à exécution, j’ai auditionné nombre d’associations, y compris le Syndicat du Travail Sexuel (le STRASS), rencontré des personnes prostituées, lu les rapports existants. Je pensais encore naïvement que l’avènement du socialisme – ou au moins du hollandisme – devait naturellement s’accompagner de la suppression d’un certain nombre de discriminations et de dispositions vexatoires et nocives, dont celles, entre autres, qui frappent les prostitué(e)s. Je ne savais pas ce qui m’attendait…

Forte de mes convictions de justice et d’équité, je préparai donc une proposition de loi visant à l’abrogation de ce texte inique. La condition de prostitué(e) est déjà suffisamment dure pour ne pas y ajouter le harcèlement policier, les amendes pour racolage, les gardes à vue. Je suis comme ça, la misère humaine me révolte au quotidien. Après avoir persuadé le groupe écologiste du Sénat de la nécessité de cette abrogation, je déposai donc ma proposition de loi le 2 octobre dernier. Elle devait être débattue en hémicycle ce 21 novembre.

Les personnes prostituées que je recevais me racontaient avec pudeur leur itinéraire, se promenaient au Sénat en touristes, se prenaient mutuellement en photo, semblaient respirer, être bien là, dans ce temple de la République. C’est dans ces moments-là qu’un(e) politicien(ne) se sent un peu utile, et propre. Pas de compromission, pas de rhétorique creuse, pas de stratégies. Un simple moment d’humanité partagée, avec l’espoir d’aider son semblable en difficulté. Un moment de vérité aussi.

J’ai fait le nécessaire pour que tout cela se termine par un vote positif entérinant l’abrogation. Bref, tout était prêt. Je le croyais, du moins. Mais la « raison d’Etat » a eu raison de moi. Ma proposition de loi ne sera pas discutée ce 21 novembre, mais plus tard. Ainsi en a-t-il été décidé. Rien à faire. Aucun moyen pour moi de contourner cette « raison d’Etat ».

Quelle ne fut ma surprise – ma déception – de découvrir combien un(e) élu(e) peut être limité(e) dans ses actions, bridé(e) dans ses décisions ! On ne change pas les choses à sa guise, à son gré, au moment que l’on juge le plus approprié (à savoir tout de suite, lorsqu’il y a urgence). On se laisse emporter, malgré soi, par le flux de tout ce qui, sur le moment, est jugé, par d’autres, plus important.

Cela dit, qu’on ne s’y trompe pas, je suis tenace, au point d’en être parfois un peu désagréable. Je ne laisserai pas tomber. Je ne lâcherai pas celles et ceux à qui j’ai promis d’améliorer un tant soit peu leur sort.

Féminisme(s)

Dur parcours, donc, que celui de ces deux dernières semaines. J’y ai aussi heurté de front cette mouvance du féminisme qui est tentée par l’abolitionnisme.

Utiliser les mots « travailleuses et travailleurs du sexe » – comme je l’ai fait dans l’exposé des motifs de ma proposition de loi – semblait aux yeux de cette mouvance-là un quasi péché mortel. Il ne s’agit pourtant que de la traduction de l’anglais « sex workers », permettant d’échapper à un terme – celui de prostitué(e)s – négativement connoté par le poids de la stigmatisation.
Le ciel, là, a bien failli me tomber sur la tête. Avais-je donc imaginé un moment régulariser, normaliser la situation de ces femmes et de ces hommes qui entendent simplement être reconnu(e)s avec les droits et les devoirs des autres citoyen(ne)s ? Certain (e)s ont déjà fondé leur auto-entreprise et paient leurs impôts. Quel malheur, n’est-ce pas ?

On est allé jusqu’à me demander, pour me déstabiliser, si, semblant considérer que la prostitution était un métier comme les autres, j’accepterais que ma fille choisisse cette belle carrière. Bel argument ! Heureusement, je n’ai pas fille. Donc nul métier à lui proposer…

J’ai eu du mal à faire reconnaître à certains la justesse du principe de l’abrogation du délit de racolage. Je n’en ai pas eu moins à expliquer pourquoi j’avais finalement – et provisoirement – dû retirer mon projet. Quand un front s’était calmé, c’était un autre qui s’enflammait…

Je raconterai une autre fois à mes amis (et à mes ennemis) ce qu’est vraiment la politique. J’essaierai aussi d’expliquer à certaines de mes compagnes de lutte féministe qu’on ne libèrera pas forcément la femme en « abolissant » la prostitution. En général, on ne se prostitue pas parce qu’on est riche et bobo. Et j’ignore à partir de quel moment on peut considérer que quelqu’un a choisi la prostitution (mais c’est vrai pour tant d’autres choses). Mais après tout, la liberté, c’est aussi la liberté de disposer de son corps. Même d’une façon qui révolte les abolitionnistes. Les sociétés morales n’existent pas, et la moralisation de force est une forme de tyrannie teintée de bons sentiments.

Pour tester les convictions des abolitionnistes, j’ai fait un gros effort. Jeudi et vendredi dernier, j’ai suivi la Ministre des droits de la femme à Stockholm. La Suède a été le premier pays au monde à incriminer l’achat de services sexuels. Votée par le Parlement suédois en 1998, la loi est entrée en vigueur en 1999. Désormais, les clients des prostituées sont criminalisés.

Je n’ai guère de sympathie pour les clients. Et encore moins pour les proxénètes, cela va de soi. Mais si, en Suède, la prostitution de rue a baissé de 50% depuis 1999, celle sur internet, elle, a pris le relais. La loi a obtenu un soutien grandissant de la population. Et l’on va jusqu’à soigner les acheteurs de services sexuels. Les prostitué(e)s, pourtant, considèrent que cette loi a entraîné la dégradation des conditions de la prostitution, exercée désormais clandestinement. De surcroît, celle-ci a augmenté dans les pays voisins de la Suède. Il va de soi qu’il convient de poursuivre et de démanteler les réseaux de traite. Mais fallait-il aller plus loin ?

Les femmes ont pris leur destin en main depuis nombre d’années. N’infantilisons pas celles qui se prostituent, au nom de la dignité de la femme et de la moralité de notre pays, en entretenant un rêve abolitionniste dont les effets pourraient être contre-productifs. L’abrogation du délit de racolage, qu’il faudra très vite remettre sur le métier, ne doit pas nécessairement s’accompagner de l’incrimination et de la sanction des clients.

Visons la justice, plutôt que la morale. Soulageons maintenant, autant que faire se peut, celles et ceux qui subissent les effets de cette législation, et parfois meurent. Et travaillons d’arrache-pied pour l’égalité des femmes et des hommes dans ce pays. Voilà des combats qui valent la peine qu’on se lève tôt le matin.

 

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