Ce billet est le troisième de la série Vu du Sénat par Esther Benbassa
CATASTROPHISME – Parfois, je me demande comment nous supportons le catastrophisme ambiant. Notre président est devenu impopulaire, le chômage augmente, les réformes ne vont pas assez vite… C’est bien connu, tout va mal.
Et le tout-va-mal a ses chantres appointés.
Ce soir, ou jamais!
Mardi soir dernier, j’étais invitée à l’émission Ce soir ou jamais. Et après avoir écouté, patiemment, quoique avec une attention toujours plus déclinante, une journaliste de The Economist nous asséner sa vision manichéenne de nos malheurs et inlassablement reprocher à la France de vivre « au-dessus de ses moyens », sans trouver à dire grand-chose sur le rôle de la finance, de la spéculation et des banques dans la crise actuelle, j’ai eu la mauvaise chance de tomber sur un certain Richard Millet.
Voilà un homme qui se plaît à se faire peur. Et nous fait peur, aussi, hélas.
Avant de me rendre sur le plateau de Frédéric Taddeï, j’avais lu le dernier pamphlet dudit Millet, Langue fantôme, essai sur la paupérisation de la littérature, suivi d’un Éloge Littéraire d’Anders Breivik.
J’apprenais ainsi que c’était à cause des étrangers -comprendre: les musulmans- qu’Anders Breivik, ce Norvégien d’extrême droite pas fou du tout, avait assassiné 77 personnes, mais aussi que c’était encore à cause d’eux que tout allait si mal dans notre beau pays.
Il est bien connu qu’il y a toujours une raison extra-française aux malheurs de la France. Une fois, c’est l’Union européenne, notre bouc émissaire, une autre fois, l’euro. Et plus qu’à l’habitude, bien-sûr, ce que le Dr Millet appelle nos « populations extra-européennes ».
La mémoire, le sang, l’identité
Avec des mots portés par une fougue quasi barrésienne, il écrit:
« Nous qui mesurons chaque jour l’inculture des indigènes tout comme l’abîme qui nous sépare des populations extra-européennes installées sur notre sol, nous savons que c’est avant tout la langue qui en fait les frais, et avec elle la mémoire, le sang, l’identité ».
Voilà fortement décrite la « décivilisation » qui nous frappe, Millet empruntant cet admirable néologisme à Renaud Camus, qui, si ma mémoire est bonne, est loin lui aussi d’être sans reproches.
Toujours pour Millet, on ne peut hélas plus s’interroger sur « la pureté, l’identité, l’origine », les trois mamelles d’un nationalisme qui, dans un passé pas si lointain, a pourtant mené à la pire des catastrophes. Et si, comble du malheur, la Chanson de Roland venait à disparaître « de notre héritage », sous la pression conjointe des Sarrasins actuels et de ces antiracistes qui ne laissent pas le champ libre à l’expression d’un amour sans concession de la nation?
Je ne m’attarderai pas davantage sur les banalités qui émaillent l’opuscule. Déclin de la langue, disparition de toute littérature digne de ce nom, « googuelisation », « wikipédisation ». Sans oublier la faute des Américains dans tout cela, bien entendu.
Je ne ferai pas davantage l’éloge « littéraire » de la prose, un petit peu rassie tout de même, de ce très grand auteur.
La gauche de la morale et des zones
Richard Millet aime tout de même deux choses chez la gauche nouvellement au pouvoir: la morale à l’école et les zones prioritaires de sécurité. Ce n’est sans doute pas le plus palpitant. Cela témoigne peut-être d’abord de ce conservatisme à la française dont on retrouve un peu partout les signes inquiétants, à l’extrême droite, à droite, mais aussi dans une partie de la gauche. Une partie de la gauche qui devrait peut-être entamer son ego-thérapie pour commencer à s’en libérer.
C’est le même soir et dans la même émission, et ce n’est évidemment pas fortuit, que j’ai eu tout le loisir d’écouter quelques considérations un peu étranges sur le « multiculturalisme ». Considérations d’un fort savant Laurent Bouvet, devenu maître en la matière, et fort prisé des socialistes, si j’ai bien compris.
La France est un pays multiculturel, comme la plupart des pays occidentaux. Et ce n’est pas nouveau. Nos cultures n’ont fait que gagner au contact de nos immigrés. La Chanson de Roland est fort heureusement toujours enseignée à l’école. Mais aussi les romans du Juif corfiote Albert Cohen, comme ceux de l’Argentin Angelo Rinaldi, ceux du Marocain Tahar Ben Jelloun comme ceux du Libanais Amin Maalouf.
Les chansons de l’Italien Yves Montand sont toujours chantées. Et l’on ne fera pas un catalogue de tous ces étrangers, de Modigliani à Chagall, en passant par Soutine ou Giacometti, dont les œuvres font partie intégrante du patrimoine culturel français et européen.
Si, avec tout cela, nous ne sommes pas inévitablement multiculturels, que sommes-nous? Oui, donc, au multiculturel. Et non, bien-sûr, à un « multiculturalisme », s’il existe, susceptible de diviser la nation française.
Jusqu’à maintenant, ni le modèle républicain français ni le modèle « multiculturaliste » américain ne se sont révélés parfaits. Laissons simplement vivre, avec nous, ces étrangers de France ou ces Français d’ascendance étrangère.
Ils n’ont pas besoin de théories, de discours ressassés sur l' »intégration ». Mais de travail et de conditions d’existence décentes. Ils font partie de notre pays, de notre paysage quotidien. Quittons ces préjugés sécuritaires qui les réduisent trop souvent à des masses hostiles menaçant les Français « autochtones ».
Sur ces questions comme sur quelques autres, pourtant, on le sait, la gauche au pouvoir danse le tango. Un pas en avant et deux pas en arrière.
Hollande cap’, ou pas cap’?
Il n’y a pas que les Français « d’origine » qui aient besoin d’espoir, pour mieux accepter les rigueurs de la crise, comme le rappelait hier soir sur TF1 le président de la République. Nos « populations extra-européennes », elles aussi, en ont besoin. On leur avait promis le droit de vote aux élections municipales. Le Sénat l’a voté il y a moins d’un an. On en est où sur cette question? Et sur le contrôle avec récépissé, on avance, oui ou non?
La France attend que scintillent enfin quelques lueurs d’espoir, pour ne pas s’abandonner au déclinisme, ne pas se laisser séduire par le complotisme, et ne pas céder à la facilité de la rancœur des uns à l’égard des autres. La tentation est grande de regarder derrière soi, de s’imaginer qu’hier était meilleur, de chercher la tête de Turc qui expliquera le désarroi et la crise marquant cette période charnière de la globalisation.
Le conservatisme est une des manifestations de la peur de l’avenir. Ce sont cependant les nations qui regardent devant elles qui seront en mesure d’avancer et de surmonter une crise économique durablement installée. Les pays émergents sont peut-être un exemple. Ils sont convaincus que ce qui les attend ne peut nullement être pire que ce qu’ils ont connu.
C’est à un président de la République que revient de faire changer de « cap » aux Français. Il n’a d’ailleurs pas besoin de répéter indéfiniment le mot comme il l’a fait hier soir. Comme s’il n’avait d’autre souci que de faire mentir l’intellectuel Marcel Gauchet qui, dans son interview dans Le Monde daté de ce lundi, disait: « Hollande sait faire mais n’a pas de cap ».
Nous n’avons pas besoin de mots, mais d’actes. Les Français ont besoin d’empathie, d’énergie et de confiance pour tenir ce fameux cap des sacrifices. Et c’est à leur chef de l’Etat de les leur insuffler avec un sourire et un enthousiasme plus communicatif, en quittant ses habits d’austère magistrat de la Cour des Comptes.
Pour vivre mieux, comme François Hollande le préconisait dimanche soir, nous avons d’abord besoin d’être plus aimés.