Les descendants français des huguenots, qui se réunissent ce week-end au Mas Soubeyran (Mialet, Gard), se vivent en héritiers d’une histoire de persécution et de résistance, analyse l’historien Patrick Cabanel. Ils en tirent une « identité très forte ».
Le terme de « huguenot » désigne, à l’origine, ces protestants des royaumes de France et de Navarre du XVIe siècle qui, persécutés, menèrent une guerre violente – sous ce nom – contre les catholiques. Aujourd’hui encore, des dizaines de milliers de protestants français (et à travers le monde) se considèrent comme les descendants de ces « camarades liés par le serment », définition originelle du mot suisse « Eidgnots », duquel est probablement issu « huguenot ». Des centaines d’entre eux, venus du monde entier, se réunissent au Mas Soubeyran, à Mialet, près d’Anduze (Gard), dans les Cévennes, chaque premier dimanche de septembre.
Dans son récent ouvrage La Fabrique des huguenots. Une minorité entre histoire et mémoire. XVIIIe-XXIe siècle (Labor et Fides, 648 pages, 34 euros), l’historien Patrick Cabanel, spécialiste du protestantisme, décortique l’attachement de ces descendants de huguenots à leur héritage mémoriel. Par leur histoire et leur identité, les huguenots ont, selon lui, une place à part dans le paysage protestant français, et mondial.
Notre époque voit s’affirmer de multiples identités au sein de la société française. Diriez-vous qu’il existe dans la France d’aujourd’hui une identité « huguenote » ?
Patrick Cabanel.- Elle existe, assurément, mais il faudrait d’emblée préciser une chose : cette identité huguenote ne se confond pas avec le protestantisme français en général. Les huguenots d’aujourd’hui sont les descendants des calvinistes français qui furent persécutés par l’Etat royal et l’Eglise catholique sous l’Ancien Régime.
C’est-à-dire que cette identité huguenote n’a pas les mêmes références mémorielles que les luthériens d’Alsace, qui ne furent pas concernés par la révocation de l’édit de Nantes (1685), et a fortiori que les évangéliques d’aujourd’hui, qui sont un courant religieux très dynamique mais dont l’ancrage historique en France ne remonte pas avant la deuxième moitié du XXe siècle.
Les descendants des huguenots sont donc un groupe humain numériquement modeste – ils représentent quelque 0,5 % de la population française – mais dont l’identité est très forte.
Quelles sont les différentes facettes de cette identité huguenote ?
Commençons par ce qui est probablement le moins central aujourd’hui : la différence religieuse. Les huguenots conservent l’idée d’une forte distinction théologique entre le protestantisme et le catholicisme. Leur confession est plus simple, moins ritualiste, moins conservatrice, ils diraient aussi plus sincère, plus conforme à l’Evangile. Bref, pour eux, le protestantisme est le versant éclairé et moderne du christianisme, ce qui peut déboucher sur un certain orgueil.
Néanmoins, les évolutions de l’Eglise catholique, notamment depuis le concile Vatican II (1962-1965), ont réduit la différence entre catholicisme et protestantisme. Dans le même temps, la sécularisation a affaibli les identités religieuses. Aujourd’hui, la spécificité religieuse est donc moins structurante dans l’identité huguenote.
Ce qui reste très fort à l’inverse, c’est le sentiment d’appartenir à une ultraminorité qui a été longuement et violemment attaquée et qui est pourtant parvenue à se maintenir dans la durée. L’identité huguenote est donc fondée sur la mémoire de la persécution et de la résistance, les deux étant intimement liées.
Quel est le contenu de cette mémoire de la persécution et de la résistance ?
La mémoire huguenote est d’abord assise sur le souvenir de la persécution par la monarchie catholique. Le point de départ, plus que la Saint-Barthélemy(24 août 1572), c’est la révocation de l’édit de Nantes (18 octobre 1685), qui interdit le protestantisme en France et aurait dû signer sa disparition. Les huguenots se souviennent des « dragonnades », ces expéditions militaires qui devaient les convertir de force, de la condamnation aux galères infligée à ceux qui refusaient d’abjurer, mais aussi de l’exil d’environ 150 000 d’entre eux qui quittèrent la France pour gagner « le Refuge », c’est-à-dire les pays protestants.
A propos des juifs, l’historienne et femme politique Esther Benbassa a évoqué « la souffrance comme identité ». La formule convient parfaitement aux huguenots. Pour autant, ces derniers se souviennent aussi de leur résistance. Il y eut une résistance non violente, très valorisée aujourd’hui, comme celle de la grande figure huguenote que fut Marie Durand (1711-1776), enfermée durant trente-huit ans dans la tour de Constance d’Aigues-Mortes car elle refusait d’abjurer.
Cette résistance consista aussi en une forme de « marranisme », pour reprendre le terme employé à propos des juifs d’Espagne officiellement convertis au catholicisme mais qui pratiquaient clandestinement le judaïsme. Pendant des décennies, les huguenots firent semblant d’être catholiques tout en conservant leur foi dans le secret.
Ce fut enfin la résistance armée, celle des Camisards qui luttèrent contre les armées de Louis XIV entre 1702 et 1705. Finalement, cette résistance multiforme s’est avérée victorieuse puisqu’un édit de 1787 admit le protestantisme en France. Les huguenots ont beaucoup enduré mais ils ont réussi à se maintenir, et ce jusqu’à aujourd’hui.
Vous évoquez une mémoire huguenote avant toute fondée sur la période de l’Ancien Régime. N’existe-t-il pas d’autres événements plus récents qui se sont intégrés à cette mémoire ?
La persécution et la résistance sous l’Ancien Régime sont le cœur de la mémoire huguenote, mais celle-ci a effectivement intégré des éléments historiques plus récents. On pourrait d’abord dire que les huguenots se souviennent qu’ils ont participé à l’installation de la République, car le protestantisme français a en effet largement soutenu la IIIe République dans ses premières années, quand celle-ci devait faire face à l’opposition des monarchistes catholiques.
Les huguenots ont ensuite été de fervents défenseurs d’Alfred Dreyfus (1859-1935), et ce dreyfusisme s’est lui aussi intégré à leur mémoire. Cependant, c’est surtout l’opposition multiforme au nazisme et au gouvernement de Vichy qui est devenue un pan majeur de la mémoire huguenote. Les protestants étaient en effet fortement présents dans la Résistance. Quelques pasteurs ont même fondé et dirigé des maquis. Les huguenots, qui se souvenaient qu’ils avaient souffert de la persécution, jouèrent également un rôle considérable dans le sauvetage des juifs. Le plateau du Chambon-sur-Lignon, les Cévennes ou Dieulefit en sont des exemples.
Quels sont les supports de la transmission de cette mémoire huguenote ?
Les huguenots disposent de tous les outils nécessaires pour transmettre leur mémoire. Cet appareil mémoriel est peu ou prou le même que celui qui permet d’asseoir des identités nationales. Les huguenots ont leurs héros, comme Marie Durand, ou comme les chefs camisards Jean Cavalier (1681-1740) et Pierre Laporte (1680-1704), dit « Rolland ». Ils ont leurs ouvrages classiques, notamment des mémoires rédigés par des protestants du Refuge qui avaient fui la France, ou bien des livres d’histoire huguenote écrits par des pasteurs. Ils ont leurs symboles, comme la croix huguenote.
Ils ont leurs lieux de mémoire, comme le Musée du Désert, établi dans la maison de Pierre Laporte, au Mas Soubeyran, dans les Cévennes. Ils ont leurs grands événements, comme le rassemblement du premier dimanche de septembre qui a justement lieu au Mas Soubeyran. Chaque année, des milliers de protestants se réunissent à cette occasion pour célébrer le culte, écouter des conférences et simplement partager un moment de convivialité.
Néanmoins, pendant des siècles, c’est avant tout à l’intérieur des familles que la mémoire s’est transmise, au point qu’aujourd’hui encore quelques vieux Cévenols peuvent raconter comment leurs aïeux se sont battus durant la guerre des Camisards. Il faut pourtant être lucide : cette transmission familiale est en train de disparaître.
Comment expliquez-vous cet affaiblissement de la transmission au sein des familles ?
Les huguenots, depuis la deuxième moitié du XXe siècle, sont concernés par les mêmes évolutions que le reste de la société française. La sécularisation a affaibli le versant proprement religieux de leur identité. L’exode rural a laminé les vieux terroirs protestants du Poitou, de l’Ardèche, de la Drôme ou des Cévennes.
Surtout, alors que l’endogamie religieuse avait fonctionné à plein jusqu’au milieu du siècle dernier, la généralisation des mariages « mixtes » (avec des non-protestants) a fragilisé la transmission d’une mémoire familiale exclusivement huguenote. Cela rend d’autant plus nécessaires les autres supports de la mémoire, plus « artificiels », que sont les livres ou les musées.
Les protestants français ont fortement émigré au moment de la révocation de l’édit de Nantes : ces huguenots du Refuge ont-ils eux aussi conservé une mémoire huguenote ?
Oui, et ce fut très frappant en 1985, quand on commémora la révocation de l’édit de Nantes en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, aux Pays-Bas, mais aussi aux Etats-Unis et en Afrique du Sud.
Dans tous ces pays, des sociétés, des musées, des mémoriaux huguenots ont été fondés et sont toujours actifs. Existe donc une véritable « internationale huguenote ». Aujourd’hui encore, en Angleterre, en Caroline du Nord ou en Afrique du Sud, il est très chic de revendiquer une ascendance huguenote et de nombreuses personnes font des recherches généalogiques pour s’assurer qu’ils possèdent bien leurs « quartiers de noblesse » huguenots.
Quelques personnalités importantes, dans les pays du Refuge, descendent de huguenots. Lothar de Maizière, qui fut l’un des principaux ministres d’Angela Merkel, a des ancêtres huguenots. Pieter Botha (1916-2006), qui fut premier ministre et président de l’Afrique du Sud dans les années 1980, était très fier de ses origines huguenotes. Aux Pays-Bas, cette identité huguenote est même suffisamment vivace pour qu’on continue de célébrer quelques cultes en français dans ce qu’on nomme les « Eglises wallonnes ».
Vous avez souligné que l’identité huguenote, en France, ne se confondait pas avec l’identité protestante, notamment du fait de la montée en puissance du courant évangélique. Quelle relation huguenots et évangéliques entretiennent-ils ?
Il est difficile de répondre de manière précise à cette question car cela dépend à la fois des évangéliques et des huguenots dont on parle.
Certains évangéliques ont de vraies affinités pour les huguenots. Ils leur reconnaissent un savoir-faire minoritaire et sont admiratifs de la résistance religieuse dont ils ont fait preuve. A l’inverse, d’autres évangéliques se considèrent uniquement comme des chrétiens et pas tellement comme des protestants, ils se focalisent exclusivement sur le salut apporté par le Christ et sont donc indifférents à l’histoire des huguenots.
Du côté de ces derniers, on trouve sans aucun doute des gens qui se sentent très éloignés des formes de piété très démonstratives et fondées sur l’émotion que l’on trouve chez les évangéliques. Certains huguenots redoutent en outre une évolution qui les conduirait à devenir minoritaires dans la minorité protestante.
Néanmoins, d’autres voient d’un très bon œil le fort essor évangélique qui rajeunit et dynamise le protestantisme français. Pour ceux-là, les évangéliques représentent un apport important : à la suite de précédents « Réveils », ceux des baptistes ou des pentecôtistes, ce sont eux qui assurent aujourd’hui le principal renouvellement du protestantisme.