TRIBUNE – Pourquoi nous voterons Macron contre Le Pen, encore une fois

L’équation Macron=Le Pen est une illusion grossière et dangereuse, souligne un collectif de plus de 70 intellectuels et militants qui appelle à « faire barrage » à l’extrême droite en votant pour le président sortant. Sans pour autant lui donner quitus.

Emmanuel Macron lors de son meeting à La Défense, le 2 avril. (Denis Allard/Libération)

par Esther Benbassa, directrice d’études émérite à l’EPHE, sénatrice de Paris, Jean-Christophe Attias, directeur d’études à l’EPHE, Bertrand Badie, professeur émérite des universités à l’Institut d’études politiques de Paris et Dominique Vidal, journaliste et historienpublié le 19 avril 2022 à 18h31

Engagés, chacun à sa manière, dans des associations, l’enseignement, la recherche, la politique, le journalisme, la culture, les arts, pas plus aujourd’hui qu’en 2017, nous ne pouvons rester silencieux quand le Front national accède pour la troisième fois – quoique sous une dénomination nouvelle – au second tour de l’élection présidentielle. Son score est, au premier tour, considérable, et encore faut-il y ajouter, entre autres, celui d’Eric Zemmour avec Reconquête !

Chacun des signataires de ce texte a voté selon sa conscience le 10 avril dernier. Et nous ne nous sommes pas interrogés les uns les autres pour savoir pour qui. Une chose nous réunit en effet aujourd’hui au-delà de possibles divergences : la conscience que voter Marine Le Pen, le 24 avril, ce serait encore et toujours voter pour son père, Jean-Marie Le Pen, et son idéologie directement issue du fascisme, du vichysme et de l’OAS, y compris dans leurs formes les plus brutales.

Le risque de basculement est plus réel que jamais

Le lissage du discours de Marine Le Pen cache mal ce que ce mouvement représente depuis des décennies, et son rôle néfaste dans les pires tourmentes qu’a connues la France. Le risque de basculement est plus réel que jamais, et il l’est d’autant plus que d’autres pays européens y ont déjà cédé. Songeons seulement à la Hongrie d’Orbán. La crainte d’un passage à un régime autoritaire, discriminatoire, xénophobe, raciste, antidémocratique et de surcroît sans programme économique, écologique, social ou sociétal crédible, n’a rien d’illusoire.

Nous comprenons les réticences à répondre aux injonctions à «faire barrage» qui se répètent depuis des années. Notre démarche n’est ni moralisante ni culpabilisante. Nous souhaitons juste alerter sur une réalité simple.

Les cinq années de macronisme qui s’achèvent ont été terribles à bien des égards : arrogance et mépris de classe, casse sociale indissociable d’un ultralibéralisme sans complexes, relégation des corps intermédiaires, toute-puissance des lobbys, contournement du Parlement, inaction climatique, renoncement à toute politique écologique efficace et de fond, restriction de nos libertés, accueil indigne des réfugiés non européens, lutte de pure façade contre les violences faites aux femmes, violences policières… Le tableau est sombre. Mais quel serait-il après cinq années de lepénisme au pouvoir ? Voulons-nous d’une France ultra-autoritaire, fermée à l’Europe et au monde, prônant le rétrécissement de nos horizons et le rabougrissement de nos espérances ?

Courir le risque d’abandonner migrants, minorités, personnes racisées

Avec Marine Le Pen, l’Etat de droit, nos choix de vie, nos attentes seraient plus gravement en péril que jamais. L’existence de millions de nos concitoyens, de nos amis, de nos voisins, gens d’ici comme gens d’ailleurs, menace de sombrer dans un labyrinthe de souffrances sans issue. Pouvons-nous accepter de courir le risque d’abandonner migrants, minorités, personnes racisées, plus largement toutes celles et tous ceux que le RN a toujours considérés comme aux marges ou trop libres, trop déviants, trop différents, cosmopolites, universalistes – à la violence jusqu’ici contenue des séides du clan Le Pen ? A-t-on bien idée des passions destructrices qu’un tel succès électoral libérerait dans notre pays ?

Pour mesurer ce que veut dire l’installation d’un régime «fort» et nationaliste, regardons les nombreuses expériences étrangères, privées de tous les garde-fous que nous avons encore, incapables de se débarrasser par les voies démocratiques d’autocrates écrasant toute opposition d’une main de fer. Gardons aussi à l’esprit l’histoire, notre histoire, et le suivisme passé de nos institutions et de trop de nos élites dans les moments sombres qu’a vécus notre pays.

Et luttons ensuite pied à pied

Nous avons voté le 10 avril pour des candidats divers. Mais toutes et tous, nous ne nous résoudrons pas à considérer qu’il n’y a pas de différence entre un Macron et une Le Pen. Beaucoup se révoltent d’être pour la troisième fois acculés à un vote forcé et ont pour premier réflexe de refuser d’y céder. L’équation Macron = Le Pen est pourtant une illusion grossière et dangereuse. Pensons aux années 30, au sectarisme du Parti communiste et du Parti social-démocrate qui ont contribué à faciliter l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933. Et ne perdons pas de vue ceci : si Marine Le Pen gagnait, ce serait la première fois depuis Vichy que l’extrême droite accéderait au pouvoir. Pouvons-nous seulement imaginer porter cette honte ?

Commençons par nous débarrasser de Le Pen le 24. En votant Macron. Ce qui ne revient évidemment pas à lui donner quitus. Et luttons ensuite pied à pied contre celui que nous aurons élu pendant les cinq années qui suivront. Avec plus de détermination que jamais. Dans la rue, d’abord. Et en reconstituant aussi, bien sûr, un pôle de gauche et écologiste crédible, capable enfin de s’adresser à tous ceux que l’on oublie depuis trop longtemps : pauvres, précaires, relégués et exclus, le peuple en un mot. Nous avons perdu cinq ans. Nous ne pouvons nous permettre d’en perdre encore cinq.

Premiers signataires : Nicolas Bancel (historien, professeur ordinaire à l’université de Lausanne), Jean Baubérot (professeur honoraire EPHE), Laurent Bonnefoy (politiste, chercheur au CNRS, Hamit Bozarslan (directeur d’études, EHESS), Rony Brauman (médecin, ex-président de MSF), François Burgat (politologue, Aix-en-Provence), Alain Coulombel (membre du bureau exécutif d’EELV), Marc Cheb Sun (auteur, directeur éditorial de dailleursetdici.news), Philippe Corcuff (maître de conférences de science politique à Sciences Po Lyon), François Gèze (éditeur), Eva Joly (avocate au barreau de Paris), Farhad Khosrokhavar (directeur d’études, EHESS), Frédéric Ramel (professeur des Universités, Sciences Po Paris), Marie Rose Moro (professeure, Université de Paris), Judith Revel (professeure de philosophie, université Paris Nanterre), Elias Sanbar (écrivain)…

La liste complète des signataires est à retrouver ici.

Source : https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/pourquoi-nous-voterons-macron-contre-le-pen-encore-une-fois-20220419_PE4HAONO6NGFJEEVJCPTU6MPEU/