23 octobre 2020 | Libération
L’assassinat du professeur Samuel Paty a réveillé les fractures sur la question de la laïcité et du rapport de la République à l’islam. De l’affaire «des foulards de Creil» en 1989 aux attentats islamistes, le malaise va grandissant, et aucun parti n’est épargné.
Dimanche 18 octobre, place de la République, à Paris. La foule se tasse lentement sous un ciel automnal clément. Des quidams et des professeurs pleurent la mémoire de Samuel Paty, enseignant dans un collège des Yvelines, assassiné deux jours plus tôt par un terroriste. Sur les pancartes, les mêmes mots : «Liberté», «Droit au blasphème», «République». Contrairement à la droite et à son extrême, les gauches participent à l’hommage. La tension est néanmoins palpable entre chacune des familles. Elles ne se parlent pas, s’observent de loin. L’attentat de Conflans-Sainte-Honorine remet (une nouvelle fois) sur l’ouvrage la fracture persistante qui existe sur la question de la laïcité et du rapport à l’islam. Plusieurs lignes s’affrontent. La gauche serait-elle trop identitaire ? Trop accommodante avec Dieu ?
Un briscard de la politique, qui rôde à gauche depuis le siècle dernier et échange avec toutes les couleurs, dessine le paysage : «A gauche, il y a d’un côté une partie qui voit tout par le prisme social, elle est également tournée vers la lutte contre l’islamophobie ou l’identité de genre ; de l’autre, une gauche qui envisage tout avec le prisme identitaire et qui brandit la laïcité comme arme, en oubliant que la loi permet de croire ou de ne pas croire.» Après l’assassinat d’un professeur devant un collège, personnage et lieu hautement symboliques de la République, le couvercle saute. Forcément. Le même poursuit : «La nuance n’existe plus. Le laïcard ne cherche plus à comprendre la société ; si un jeune musulman se dit blessé par des caricatures, c’est forcément un ennemi de la République ; de l’autre côté, si un élu défend la laïcité, il est tout de suite taxé de raciste.»
«Ça va cogner de partout»
Il a suffi de faire une petite balade place de la République pour comprendre le malaise. Jean-Luc Mélenchon s’est pointé avec ses députés et son service d’ordre. L’insoumis est sur le banc des accusés depuis sa participation à la marche du 10 novembre 2019, à l’appel de plusieurs associations, dont le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), dans la capitale. Le député des Bouches-du-Rhône, qui chante la République depuis ses premiers pas en politique, aurait changé de bord. Il serait passé de l’«universalisme» au «communautarisme». Jean-Luc Mélenchon se défend sans relâche : «On me traite d’islamo-gauchiste, mais je ne suis ni islamiste ni gauchiste. Je ne considère pas les citoyens en fonction de leur origine ou de leur religion.»
De l’autre côté de la place, deux autres accusés discutent du moment. L’ancien candidat à la présidentielle Benoît Hamon et la sénatrice écologiste Esther Benbassa ne se racontent pas de fausses histoires. «Il va falloir être fort parce que ça va cogner de partout», lâche le premier à la seconde, qui répond : «C’est terrible, vraiment terrible. Est-ce que nous devons renier ce que nous sommes ? Nous sommes des laïcs, on ne se sert pas de cette belle loi pour tomber sur une religion, contrairement à d’autres.» Au même moment, Manuel Valls traverse la place. Il est l’un des accusateurs en chef. Il répète du matin au soir sur toutes les ondes qu’«une partie de la gauche a fait preuve d’une très grande complaisance à l’égard de l’islam politique». Et qu’elle a une «grande part de responsabilité» dans les événements. De lourdes accusations, récemment reprises par Bernard Cazeneuve.
Selon les deux anciens ministres, une partie des leurs voient désormais la société avec des lunettes différentialistes, qui individualisent les citoyens selon leur religion ou leurs origines, mettant ainsi à mal l’universalisme républicain. En bref, ils leur reprochent de faire passer les identités particulières avant l’identité nationale. Les mis en cause, notamment les insoumis et les écologistes, leur rétorquent qu’ils ne sont guidés que par la loi de 1905. Ils ouvriraient simplement les yeux : mis à mal par les discriminations et les inégalités, l’universalisme n’aurait pas encore trouvé sa traduction concrète. Et une partie de la gauche, qui refuserait de regarder cette réalité en face, se serait laissée influencer par l’obsession identitaire de la droite, qui abîmerait plus l’unité républicaine que des supposées revendications communautaires.
«Laïcité ouverte et laïcité fermée»
Ce duel est symbolisé par les débats sur l’Observatoire de la laïcité. L’institution présidée par Jean-Louis Bianco est dans le viseur du gouvernement, qui lui reprocherait son «laxisme». Son lieutenant, Nicolas Cadène, est sous le feu d’une campagne menée par Manuel Valls et le Printemps républicain. Jean-Louis Bianco devrait être reçu à Matignon dans les prochains jours pour rendre les clés. Une minorité crie «victoire», une majorité répond «purge». Vendredi, l’Observatoire de la laïcité a publié un communiqué pour se défendre et souligner son travail, sans oublier de dénoncer les batailles politiques.
Le premier des socialistes, Olivier Faure, tente de se faire entendre dans le débat en évoquant le fameux «en même temps» cher à Emmanuel Macron. Ça donne une déclaration d’intention en forme de synthèse : «La gauche ne doit pas nier qu’une idéologie mortifère circule, et nous devons l’enrayer, la combattre sans relâche, mais nous devons défendre la République sous tous ses aspects afin de réduire les inégalités et les injustices.» Le débat ajoute de la peine à la tristesse de la manifestation. La députée communiste Elsa Faucillon et les insoumises Clémentine Autain et Caroline Fiat ont la tête rentrée dans les épaules. Elles soufflent en pensant à l’avenir. Elsa Faucillon dit, sans sortir les mains de ses poches : «L’heure est grave, on devrait se rassembler, nous les politiques de gauche, mais pas seulement. Nous devrions aussi mettre autour de la table des intellectuels, des chercheurs, des historiens, afin de comprendre le phénomène et, surtout, de l’enrayer.»
L’ancien premier secrétaire des socialistes Jean-Christophe Cambadélis se replonge souvent dans le passé. Le (presque) retraité de la politique ne s’étonne pas de l’ambiance. Il dit : «La gauche a toujours été divisée sur la laïcité, et elle s’est toujours affrontée sous l’impact des événements. Chez les socialistes, tout le monde garde en mémoire l’affaire de Creil, mais il y avait déjà eu des débats avant ça, notamment des discussions houleuses au début des années 80 sur le rapport au judaïsme. On parlait déjà de laïcité ouverte et fermée.» Il ne faut pas minorer la place de la tactique politicienne. Une lutte se joue à gauche à l’approche de la présidentielle. Les socialistes pointent les désaccords en espérant «isoler» les insoumis et «décrédibiliser» les écologistes, pense savoir un ancien député du PS.
La fracture est ouverte et le nouveau maire de Saint-Denis, Mathieu Hanotin, tire la sonnette d’alarme. Longtemps, il a été très proche de Benoît Hamon ; aujourd’hui, le socialiste s’en est un peu éloigné. Il théorise : «Je vois que certains emploient le terme de collabos pour désigner d’autres personnes à gauche. On se rend compte de la valeur des mots ? J’ai des désaccords avec plusieurs de mes camarades, je trouve que parfois nous devons être plus fermes sur la laïcité ou le rapport aux religions, mais personne n’est du côté des islamistes. Que ce soit Mélenchon et Hamon, ils sont entièrement dans le champ républicain.» L’édile dionysien prévient : «Nous ne pouvons pas combattre le séparatisme en créant du séparatisme. On doit tous faire très attention.»
«Décolonisation et repentance»
Un élément historique met tous les courants sur la même ligne : avant d’être un principe convoqué et détourné par une partie de la droite, la laïcité est d’abord une valeur de gauche. Dans le prolongement des Lumières, elle se façonne au gré des coups portés contre l’Eglise, cajolée par les conservateurs. A chaque fois qu’on évoque le sujet, ses représentants actuels ressortent les cours d’histoire : la fin des privilèges et la liberté de conscience en 1789, c’est eux ; l’enseignement public laïc en 1882, c’est encore eux ; la séparation de l’Etat et de l’Eglise, toujours eux ; les combats contre l’augmentation des moyens des écoles privées, souvent confessionnelles, en 1993, toujours et encore eux. Mais comme pour les individus, les identités politiques sont rarement monolithiques.
Au gré de l’histoire, d’autres strates sont venues s’empiler sur la couche laïcarde, provoquant des collisions. «Les guerres de décolonisation et la repentance qui a suivi ont largement participé à la construction idéologique de la gauche contemporaine, explique l’historien Jean Garrigues. Le soutien implicite à la communauté musulmane vient de ce poids de l’histoire. Le premier combat de la laïcité se mène contre une Eglise catholique maîtresse de la société française jusqu’au début de la IIIe République. Avec l’islam, on a affaire à une religion qui est celle des opprimés, du fait de l’histoire mondiale et de leur intégration nationale. Le combat pour la laïcité peut donc apparaître comme un combat répressif vis-à-vis d’une communauté en souffrance.» Le politologue Bruno Cautrès ajoute : «Ce n’est plus seulement le combat entre cléricaux et laïcs. Pour la gauche, qui croit beaucoup aux valeurs de tolérance et à l’identité plurielle, c’est intellectuellement très difficile de faire coexister le modèle républicain et la pluralité religieuse.»
La peur de stigmatiser une minorité
Ce n’est pas un hasard si l’affaire «des foulards de Creil», qui met en scène trois collégiennes exclues de leur établissement scolaire pour avoir refusé d’enlever leur voile en 1989, constitue un moment de bascule. «Pour la première fois, on se rend compte que ces immigrés qui étaient censés partir vont rester et que l’islam n’est pas un sujet extérieur et transitoire», racontait récemment à Libération le sociologue Farhad Khosrokhavar. La gauche est mise à l’épreuve : comment intégrer dans le moule universaliste sans nier la diversité ? Fracture immédiate au sein du Parti socialiste. Certains dénoncent une provocation des collégiennes. D’autres prennent le parti de la tolérance. Profitant de ce malaise, une partie de la droite va récupérer la laïcité pour en faire une arme dans son combat identitaire et renforcer ainsi le tiraillement de la gauche entre rigueur laïque et antiracisme.
«Une partie de la gauche ne veut pas voir qu’il y a des fous de Dieu, parce que pour elle, les musulmans sont les damnés de la Terre. En fait, elle a peur d’être accusée de racisme, alors qu’elle doit être intransigeante pour bien différencier les musulmans des islamistes. Et les musulmans ne cherchent pas la pitié des élus de gauche, bien au contraire, ils demandent l’égalité réelle», affirme un dirigeant socialiste.
A la peur de stigmatiser une minorité s’ajoute une donnée sociale : «La gauche, c’est aussi la lutte contre les inégalités. Or les musulmans font souvent partie des classes populaires», analyse Bruno Cautrès. Tandis que la classe ouvrière bifurque vers le Front national, ils apparaissent comme les nouveaux prolétaires, chers à l’imaginaire de la gauche. En 2012 et en 2017, le «vote musulman» s’est largement porté sur les candidatures de François Hollande, puis de Jean-Luc Mélenchon et de Benoît Hamon.
Depuis l’assassinat de Samuel Paty, l’heure est à l’examen de conscience et à la reconnaissance des péchés. Vacillant sous les accusations de communautarisme de la droite, qui a pourtant fait ses preuves en termes de complaisance quand il s’agissait de clientélisme, la gauche se confesse. Le plus souvent, en accusant le voisin. Au mieux, en parlant de responsabilité collective. «Pourquoi cet attentat traumatise ? Parce qu’on s’attaque à l’école, mais aussi parce qu’on constate une combinaison de renoncements, de complaisances, de petites lâchetés, affirme l’eurodéputé écologiste Yannick Jadot. Il y a une forme de zemmourisation du débat public qui fait le lien entre le terrorisme et le racisme antimusulman. Et la gauche, qui a toujours eu un problème de rationalité avec le discours victimaire, n’ose plus combattre l’islamisme, alors que ça n’a rien à voir avec l’islam. On a perdu tout sens de la complexité sur ces sujets difficiles.»
«Etre radicalement anti-intégriste et antiraciste»
Souvent, ce sont les mêmes conclusions qui ressortent de cette introspection : la gauche, expliquent ses représentants, doit désormais «dire les choses» si elle ne veut pas rater le tournant qui lui fait face. «Il y a des fanatiques dans toutes les religions. Il y a eu un fanatisme catholique violent, aujourd’hui il y a un fanatisme musulman, il ne faut pas avoir peur de le dire», affirme Michaël Delafosse, le nouveau maire socialiste de Montpellier. Le défi est donc d’ordre lexical : les musulmans, l’islam, l’islamisme, le terrorisme… Il s’agit de nommer les choses pour les distinguer. «La clarification entre musulmans de France et minorité radicalisée permet d’avoir un discours de gauche qui prend à bras-le-corps ces questions», poursuit l’historien Jean Garrigues.
Dimanche, lors du rassemblement place de la République, le député européen Raphaël Glucksmann est resté avec deux de ses amis, à bonne distance de ses collègues politiques. Il a tenté de mettre des mots sur l’actualité des gauches. Pas simple. Quelques jours plus tard au téléphone, il était beaucoup plus prolixe, presque heureux de sa trouvaille. La gauche est «borgne», assure-t-il. Puis il se lance : «Nous ne devons plus être dans la compassion, mais dans la lucidité. La gauche sait marcher dans la rue après un attentat mais se gaufre dans le concret alors que l’équilibre est simple sur le papier : elle doit être radicalement anti-intégriste et antiraciste. La gauche doit voir le problème avec ses deux yeux.» La fameuse locution «en même temps». On y revient.
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