Le texte risquait de porter « une atteinte disproportionnée à la liberté de manifester », a estimé le Conseil d’Etat. La plus haute juridiction administrative a retoqué un décret encadrant l’organisation de manifestation sous l’état d’urgence sanitaire.
L’état d’urgence sanitaire a, lui aussi, ses limites. « L’obligation d’obtenir une autorisation avant d’organiser une manifestation sur la voie publique ainsi créée est excessive », estime le Conseil d’Etat dans une ordonnance, rendue ce lundi.
Les magistrats de la plus haute juridiction administrative avaient déjà été amenés à se prononcer sur cette mesure contestée. Le 13 juin, le juge des référés du Conseil d’État avait suspendu « l’interdiction générale et absolue de manifester qui découlait de l’article 3 du décret du 31 mai 2020 interdisant les rassemblements de plus de dix personnes dans l’espace public ».
Le Premier ministre avait alors modifié la rédaction de cette disposition au cœur d’une controverse juridique. Le texte prévoyait que « l’interdiction des rassemblements de plus de dix personnes ne s’appliquerait pas aux manifestations autorisées par le préfet ».
Une potentielle « atteinte disproportionnée à la liberté de manifester »
Mais, une fois de plus, cette version du décret avait suscité une violente opposition de nombreuses associations et organisations syndicales (dont la CGT, FO, FSU, Solidaires et le Syndicat de la magistrature, fédération Droit au logement ou encore SOS Racisme), qui avaient dès lors saisi en référé le Conseil d’Etat.
Des inquiétudes justifiées, selon le Conseil d’Etat : « Il existe un doute sérieux sur le fait que cette nouvelle procédure ne porte pas une atteinte disproportionnée à la liberté de manifester. » Le décret introduirait de fait une autorisation préalable dérogeant au principe de la simple déclaration, qui a toujours prévalu jusque-là.
« La nouvelle version du décret du 31 mai 2020 conduit à inverser cette logique, puisque toute manifestation demeure interdite tant que le préfet ne l’a pas autorisée », analyse le juge des référés du Conseil d’Etat. « En outre, le décret ne prévoit pas de délai pour que le préfet rende une décision, ce qui peut empêcher les organisateurs de saisir le juge en temps utile. »
Le « coup de poker » du gouvernement
En plus de ce texte réglementaire, le gouvernement avait tenté d’inscrire dans la loi sur l’état d’urgence une disposition instaurant, elle aussi, un régime d’autorisation préalable pour les manifestations. La mesure avait été rayée d’un trait de plume par les sénateurs de la commission des lois.
« L’Etat d’urgence ne peut pas un être « un article 16 » rampant à vocation sanitaire », prévient le président du groupe socialiste, Patrick Kanner, « très heureux » de la décision du Conseil d’Etat. Le Covid19 risque, d’après lui, de justifier « une prise en otage des libertés publiques ».
Pour Esther Benbassa, elle aussi membre de la commission des lois, le gouvernement a tenté un « coup de poker » : « L’exécutif s’est dit qu’il pourrait peut-être trouver le moyen d’interdire les manifestations de cet automne », présume la sénatrice rattachée au groupe communiste, persuadée que la rentrée sociale sera mouvementée.
Bon nombre de parlementaires craignent de voir l’état d’urgence entrer petit à petit dans le droit commun. Mais toutes les dispositions du décret ne suscitent pas l’opposition des sénateurs.
Le Conseil d’Etat a notamment accepté la possibilité d’interdire les rassemblements de plus 5000 personnes quand les gestes barrières ne peuvent être respectés : « La situation sanitaire continue de justifier des mesures de prévention », estime le juge des référés.
Le magistrat note cependant que « l’organisation de manifestations sur la voie publique dans le respect des « mesures barrières » présente une complexité particulière ». Du côté des parlementaires, il y a donc ceux qui voient le verre à moitié plein… et les autres.
Une décision « surréaliste »
« Cette interdiction des rassemblements de plus de 5000 personnes est compréhensible », estime Patrick Kanner. L’ancien ministre des Sports regrette que cette mesure porte préjudice aux grands événements sportifs mais « cela envoie un bon message aux Français », nuance-t-il : « C’est une manière de souligner le fait que nous ayons certes repris notre vie mais que la situation reste encore préoccupante. »
Esther Benbassa est beaucoup moins convaincue : « Pourquoi fixer cette jauge à 5000 personnes ? Pourquoi pas 1000 ou 10 000 ? Et surtout, c’est possible de compter les gens dans une salle, mais dans la rue ? Qui va compter, la police ou les syndicats ? »
La sénatrice écologiste voit là un risque d’interdiction des manifestations hostiles au gouvernement : « Nous avons vu des rassemblements de 20 000 personnes contre les violences policières », rappelle-t-elle. « Ce décret pose énormément de questions. »
Cette décision a un côté « surréaliste », renchérit Hervé Marseille : « Comment va-t-on faire pour l’appliquer ? Imaginez une manifestation avec 6000 personnes. La police va-t-elle demander à 1000 personnes de partir ? », ironise le sénateur de l’union centriste.
« C’est sûr qu’il y a des précautions à prendre dans la période actuelle », reconnait l’élu des Hauts-de-Seine. « Mais, même à 5000 personnes, le virus peut circuler… »