L’exode récent des CSP+ invite à regarder en face une réalité sociale que la menace biologique met en évidence. Les riches ne meurent pas comme les pauvres parce qu’ils ne vivent pas comme eux.
Pour qui vit encore à Paris, le contraste est saisissant. La ville semble vide. Elle ne l’est pas, bien sûr. Reste qu’à l’heure où les Français applaudissent leurs soignants, ce qui frappe l’observateur n’est pas seulement le spectacle émouvant de toutes ces fenêtres éclairées qui s’ouvrent à 20 heures. Il y a aussi toutes celles qui restent sombres et fermées, parce que derrière elles il n’y a sans doute plus grand monde.
De fait, 17% de leur population ont quitté Paris et la petite couronne à la veille et pendant les premiers jours du confinement. Plus d’un million de personnes en fait. L’exode a également concerné, dans des proportions similaires, les habitants de grandes agglomérations en région comme Bordeaux, Lille ou Toulouse. Certains sont allés à la mer, d’autres à la campagne. Résidence secondaire, maison de famille, location : l’atterrissage est multiforme.
De l’impossibilité de se mettre au vert
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, on ne quitte pas la ville seulement parce que le confinement dans un petit appartement, avec des enfants, est difficile. A Paris, certes, beaucoup de familles avec enfants sont parties – mais aussi beaucoup de foyers sans enfants, et dans une proportion à peine moindre. Ce ne sont ni les pauvres ni les personnes âgées qui ont déserté. En revanche, 28% des catégories socioprofessionnelles favorisées de moins de 35 ans l’auraient fait. C’est chez elles que le télétravail atteint 70%. Les couches sociales modestes y ont nettement moins accès, et dans la plupart des cas, leur présence physique au travail est indispensable. Impossible pour elles de se mettre au vert.
C’est plutôt quand on en a les moyens que l’on fuit la ville – le lieu par excellence, dans l’imaginaire, de la saleté, de la maladie et de l’émeute. En cette période de pandémie, plus que jamais, la mort paraît urbaine. Et quand nos meilleures plumes se sont plu, dans la presse, à évoquer leur exil doré à la campagne, la colère a bien sûr grondé sur la toile. Les couches laborieuses qui vont au travail la peur au ventre ou les familles nombreuses qui s’entasse dans 40 mètres carrés vivent une tout autre expérience.
Cette désertion marque la ligne de démarcation entre les nantis et les autres. Une ligne qui risque fort de marquer durablement les esprits. Et qui doit recouper certains clivages électoraux. A quoi il faudrait bien sûr ajouter le clivage de la méfiance : entre ruraux et urbains, entre provinciaux et Parisiens, les déserteurs étant soupçonnés de contribuer à diffuser le virus dans des zones épargnées et/ou disposant d’infrastructures hospitalières trop modestes. Sans oublier enfin tous les sans-voix qui affrontent le mal sans guère de protection suffisante : sans-abri, mineurs isolés, migrants, détenus en prison, retenus des CRA, habitants des bidonvilles.
L’exode des riches et des notables, des puissants et des possédants est une constante de l’histoire longue des épidémies. Qu’il s’agisse de la peste à la période médiévale, ou du choléra à Paris en 1832, la réaction est la même : on fait ses bagages, on gagne la campagne, on y met sa famille à l’abri. Réflexe d’aristocrates, et plus tard de bourgeois. Les riches ne meurent pas comme les pauvres. Parce qu’ils ne vivent pas comme eux.
Changer de modèle
L’exode récent des CSP+ nous invite à regarder en face une réalité sociale que la menace biologique n’efface en rien, mais au contraire souligne. Le virus ne contribue nullement à restaurer notre égalité devant la menace et la mort, au contraire. A cet égard, les appels émus de nos dirigeants à l’«unité nationale», voire à l’«union sacrée», relèvent d’une stratégie propre aux périodes de grande crise, visant à créer, autour du patriotisme, les conditions d’une paix sociale et politique temporaire et forcément fragile. Une fois la pandémie surmontée, il s’agira bien sûr de changer de modèle : produire moins et consommer moins, protéger nos forêts et sa faune sauvage, lutter vraiment contre le réchauffement climatique, privilégier le local et les circuits courts, limiter nos dépendances internationales, remettre à plat des traités commerciaux comme le Ceta…
Il s’agira bien sûr de reconstruire des services publics – et l’hôpital n’est pas le seul – systématiquement détruits depuis des décennies par des politiques de «gauche» comme de droite foncièrement libérales. Mais il s’agira aussi de toute urgence de faire face, enfin, aux graves inégalités sociales qui nous minent. Faute de quoi, on pourrait bien s’attendre à des explosions de colère semblables à celles qu’on a connues avec les Gilets Jaunes ou lors de la de la contestation de la réforme de notre système de retraites. Le retour de la campagne pourrait en effet s’avérer agité…